Ortega : de Lénine à Lennon
Le chef sandiniste retrouve la présidence seize ans après en avoir été évincé. Mais le guérillero marxiste s’est mué en politicien opportuniste.
Pour George W. Bush, les mauvaises nouvelles s’accumulent. Battu au Congrès le 7 novembre, il l’a aussi été, symboliquement, le 5, au Nicaragua. L’ancien guérillero sandiniste Daniel Ortega va en effet pouvoir s’asseoir à nouveau sur le fauteuil présidentiel, dont il avait été évincé par les urnes il y a seize ans. Après deux vaines tentatives pour le retrouver – en 1996 et en 2001 -, la troisième a donc été la bonne. Rien, pourtant, n’a fondamentalement changé sur l’échiquier politique nicaraguayen entre le scrutin précédent et celui du 5 novembre. Le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) ne franchit toujours pas la barre des 40 %, et la droite reste majoritaire. Mais, en dépit des efforts de Paul Travelli, l’ambassadeur américain en poste à Managua, pour l’unifier, celle-ci est allée à la bataille en ordre dispersé. Résultat : le banquier Eduardo Montealegre, candidat de l’Alliance libérale nicaraguayenne (ALN) et principal challengeur d’Ortega, n’obtient que 29 % des suffrages, et le conservateur José Rizo, du Parti libéral constitutionnaliste (PLC), arrive en troisième position avec 26,21 %. Quant à Ortega, il plafonne à 38,07 %. Grâce au report des voix, la droite l’aurait donc emporté à coup sûr en cas de second tour. Seulement voilà, en 2000, il fut décidé de ramener de 45 % à 40 % le minimum requis pour être élu au premier tour, et même à 35 % si la différence avec le candidat suivant est d’au moins 5 points. Ce qui est le cas aujourd’hui. Pour faire adopter cette loi par le Parlement, le FSLN d’Ortega n’a pas hésité à conclure un pacte contre nature avec le président en exercice de l’époque, Arnoldo Alemán (1997-2001), un ultraconservateur du PLC, sous le mandat duquel la corruption au sein du gouvernement a atteint des sommets. Élu de justesse, Alemán était constamment sur la sellette pour son implication notoire dans des « affaires », mais son alliance avec les sandinistes lui a permis de tenir jusqu’au bout. Ce qui ne l’a pas empêché d’être condamné, en 2003, à vingt ans de prison pour détournement de fonds. Une peine rapidement commuée en assignation à résidence.
Comme on peut le voir, le FSLN, qui fit vibrer la gauche du monde entier en renversant le dictateur Anastasio Somoza en juillet 1979, puis en tenant tête aux Contras – ces bandes armées financées par la CIA qui semèrent la terreur dans les campagnes -, n’est plus que l’ombre de lui-même. De même qu’Ortega, qui, en 1994, pour s’assurer un contrôle total du parti, n’a pas hésité à rompre avec quelques-unes des plus hautes figures morales du FSLN, telles que le père Ernesto Cardenal, ministre de la Culture dans les années 1980, ou l’écrivain Sergio Ramirez, vice-président lors du premier mandat d’Ortega, entre 1985 et 1990.
Aujourd’hui, Daniel, comme l’appellent ses partisans, invoque plus souvent « la paix, l’amour et la réconciliation » que le dogme anti-impérialiste. Du coup, les symboles changent. À l’historique bannière rouge et noire du sandinisme, son épouse, et directrice de campagne, a ajouté le drapeau rose, du genre layette, et si certains militants continuent de chanter le vieil hymne du Front – « combattons le Yankee, ennemi de l’humanité » -, c’est avec une version salsa de « Give peace a chance », de John Lennon, que la caravane électorale sandiniste a fait danser les foules. Un tabac.
Plus incroyable encore : il y a quelques mois, alors que la pêche aux voix commençait à peine, l’archevêque de Managua, Miguel Obando y Bravo, a béni le mariage religieux de Daniel Ortega avec Rosario Murillo, subitement soucieux de régulariser avec dévotion leur très ancienne relation matrimoniale. Pour bien apprécier ce que cette cérémonie avait de surréaliste, il suffit de rappeler que Miguel Obando y Bravo a été, tout au long de la sale guerre de Reagan contre le Nicaragua, la voix religieuse la plus virulente contre le sandinisme. La caution morale des crimes de la Contra. Et pour convaincre de ses bonnes intentions tous ceux qui s’obstinent à ne voir en lui qu’un marxiste, un ami de Chávez et de Castro, Ortega a choisi comme candidat à la vice-présidence un ancien responsable de la Contra, Jaime Morales, dont la luxueuse résidence fut confisquée par les sandinistes après la révolution de 1979 au profit du couple Ortega. Comme preuve de réconciliation, on ne pouvait pas trouver mieux. D’autant que les Ortega y vivent toujours.
Hélas ! ces pieux efforts n’ont en rien modifié l’attitude américaine à son égard. Tout, ou presque, a été tenté par la Maison Blanche pour faire battre le candidat sandiniste. Citons, pêle-mêle, outre les efforts de Travelli pour unifier la droite, les nombreuses déclarations de Carlos Gutierrez, le secrétaire américain au Commerce, pour annoncer la fin de l’aide des États-Unis, la remise en question des traités bilatéraux, ou la fuite des investisseurs. Il est même allé jusqu’à prédire qu’en cas de victoire d’Ortega les transferts d’argent des immigrés nicaraguayens résidant aux États-Unis vers leurs familles seraient nationalisés. Oliver North, un lieutenant-colonel jadis chargé de former et d’organiser les hommes de la Contra, a même été dépêché sur place pour comparer publiquement le candidat du FSLN à Adolf Hitler.
Autant de manuvres tentées en pure perte. Dès la confirmation des résultats, le quotidien El Nuevo Diario titrait « Ortega élu : Chávez met un but à Bush », soulignant ainsi à quel point la lutte d’influence entre Washington et Caracas avait pesé sur le scrutin. Chávez non plus, d’ailleurs, n’est pas resté inerte face à l’enjeu électoral au Nicaragua. Dès le mois d’octobre, il faisait livrer du pétrole à bas prix aux municipalités sandinistes et promettait une aide massive pour lutter contre la pauvreté. Un argument qui porte dans ce pays où près de 3 millions d’habitants sur 5,6 vivent dans la pauvreté.
Reste que la première déclaration d’Ortega en tant que président élu face à la presse a été une sorte d’adresse aux investisseurs privés : « Nous garantissons la sécurité aux entrepreneurs, aux investisseurs étrangers et nationaux. [] Ce qui est important, c’est que la réconciliation continue d’unir tous les Nicaraguayens, y compris ceux qui possèdent beaucoup, les banquiers, les chefs d’entreprise » Et sur ces belles paroles il est allé rendre visite à l’ex-président américain Jimmy Carter, qui fut l’un des premiers observateurs internationaux à reconnaître le caractère transparent et régulier du scrutin, contrairement aux allégations de l’ambassade américaine. Suspicion inutile, une fois encore, puisque le soir même Montealegre se rendait au siège du FSLN, une première ! pour reconnaître sa défaite et féliciter Ortega pour sa victoire. Tout le monde tourne la page, en somme. Sauf Washington.
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