L’impossible attelage

Entre le président Laurent Gbagbo, armé de la Constitution et décidé à tenir la barre, et le Premier ministre Charles Konan Banny, fort de la dernière résolution du Conseil de sécurité et désormais déterminé à prendre ses responsabilités, l’affrontement s

Publié le 13 novembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Appliquera ? Appliquera pas ? Où va le processus de paix ? Que se passera-t-il ? Ces questions taraudent le Tout-Abidjan depuis l’adoption, le 1er novembre, de la résolution 1721 sur la Côte d’Ivoire par le Conseil de sécurité des Nations unies. Mécontents du texte qu’ils jugent défavorable à leur mentor, certains partisans du président Laurent Gbagbo se sont empressés de lui demander de se retirer du processus onusien. Sans trop se faire d’illusions sur leurs chances de succès. Le chef de l’État n’est pas près de franchir le Rubicon. Il avait certes un moment fortement penché pour une solution radicale : dissolution du gouvernement de réconciliation nationale, dénonciation du Groupe de travail international (GTI), ouverture de négociations directes avec la rébellion À la veille de la réunion du 6 octobre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), à Abuja, Gbagbo avait même bouclé ses consultations et formé « son » gouvernement, au cas où.
Si cette posture de rupture a constitué un moyen de pression d’Abuja à New York, en passant par Addis-Abeba, elle semble ne plus être d’actualité. Gbagbo conserve certes la liste de l’équipe censée remplacer le cas échéant celle de Charles Konan Banny, mais il n’est pas près de la publier. La bataille de la résolution adoptée à l’unanimité est passée par là, qui l’a amené à se raviser. Il n’est plus disposé à sortir du processus onusien comme il l’avait laissé entendre le 18 octobre à son retour d’Addis-Abeba. Il ne souhaite pas s’aliéner une organisation où il bénéficie de soutiens réels. Trois membres permanents du Conseil de sécurité (la Russie, la Chine et les États-Unis) et un autre non permanent (la Tanzanie) ont été à ses côtés pour infléchir en sa faveur le projet français qui a abouti à la 1721. Deux dispositions auxquelles Paris tenait ont été l’une supprimée (l’affirmation de la primauté de la résolution onusienne sur la Constitution ivoirienne) et l’autre atténuée (la reconnaissance au Premier ministre du pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires) dans le texte final.
Il est fort à parier que Gbagbo va s’engouffrer dans ces deux brèches. Et, dans les jours et les mois à venir, jouer la Loi fondamentale de son pays contre ses obligations nées de la 1721. Comme il avait, par le passé, joué l’ordre interne pour se soustraire à de nombreuses clauses de l’accord de Marcoussis de janvier 2003. Le chef de l’État a d’ailleurs clairement annoncé ses intentions dans son adresse à la nation, le 3 novembre : « Le Premier ministre, nommé par le président de la République, par décret, ne peut lui-même nommer par décret. [] Toutes les atteintes contenues çà et là encore dans le texte de la résolution et qui constituent des violations de la Constitution de la République de Côte d’Ivoire ne seront pas appliquées. »
Pareille lecture de la résolution vide de leur contenu les prérogatives accordées à Charles Konan Banny, et annonce un bras de fer entre les deux hommes ainsi que la fin du tandem qui était mal en point depuis leur vif échange au cours du huis clos des chefs d’État de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le 6 octobre à Abuja.
Les relations entre les deux têtes de l’exécutif ivoirien se sont rafraîchies. La résolution onusienne et les réactions qu’elle a suscitées ne sont pas pour les réchauffer. Le chef de l’État – qui tient l’armée, la police et le bataillon de la rue des « Jeunes patriotes » – a été dépouillé de ses prérogatives au profit d’un chef de gouvernement qui ne dispose pas véritablement de levier pour se faire obéir. Feuille de route de la conduite du pays à des élections transparentes au plus tard le 31 octobre 2007, après le désarmement des belligérants et l’identification de la population, la 1721 semble, bien au contraire, ouvrir une période d’incertitudes.
De source proche, le « chef de l’État maintenu pour un an à la tête du pays » et le « Premier ministre aux pouvoirs élargis » ne se sont pas vus et se sont peu parlés dans les jours qui ont suivi le vote de la résolution onusienne. Ils n’ont eu qu’un bref entretien téléphonique dans l’après-midi du dimanche 5 novembre.
Comme pour goûter au calme avant la tempête, Konan Banny, frappé par un deuil, s’est réfugié dans son fief de Yamoussoukro, occupant ses journées à recevoir des condoléances et à s’entretenir avec chefs traditionnels et autorités religieuses.
Le 8 novembre, le chef du gouvernement est sorti de son silence (voir p. 41) pour déclarer son intention de « prendre toutes [ses] responsabilités et d’exécuter [sa] mission ». Pour ce faire, il entend relancer les opérations de délivrance des jugements supplétifs d’acte de naissance et des certificats de nationalité, réactiver le processus de désarmement, démobilisation, réinsertion (DDR) à partir de la phase de préregroupement, mettre en place une nouvelle structure pour le dialogue militaire, engager le programme de démantèlement des milices Vaste chantier, dont l’exécution risque de se heurter à de nombreuses entraves. Bataillon de la rue de Laurent Gbagbo, les « Jeunes patriotes » de Charles Blé Goudé, jusque-là particulièrement silencieux, pourraient bloquer à nouveau le pays pour empêcher la tenue d’audiences foraines pour l’identification de la population. Que pourra faire le Premier ministre pour les en empêcher ?
Konan Banny, qui, au vu du texte onusien, « doit disposer de toute l’autorité nécessaire sur les forces de sécurité et de défense de Côte d’Ivoire », sera plus que jamais tenu à l’écart de ces corps que Gbagbo considère comme relevant de son « domaine réservé ». Le chef de l’État n’a d’ailleurs pas tardé à le lui faire comprendre. L’encre de la résolution n’était pas encore sèche que Gbagbo convoquait déjà Philippe Mangou, chef d’état-major des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), et ses principaux collaborateurs pour qu’ils lui renouvellent leur loyauté. « Les forces de défense et de sécurité [FDS] de Côte d’Ivoire vous apportent leur soutien en votre qualité de président de la République, chef suprême des armées, lui a assuré Mangou. Elles réaffirment leur attachement à la Loi fondamentale de la République et à ses institutions. »
Dans la foulée, Gbagbo a signé un décret pour habiliter la troupe à prêter main forte à la police dans des opérations de maintien de l’ordre. Une démarche qui inquiète à l’ONU, où elle est perçue comme une nouvelle étape, qui écarte peu ou prou les « patriotes » pour placer en première ligne les éléments des FDS les plus favorables au camp présidentiel.
Parallèlement au verrouillage sécuritaire du pays, le chef de l’État a entamé, le 7 novembre, une série de concertations avec les « forces de la nation ». Objectif : « Recueillir l’avis des Ivoiriens sur la manière de conduire la transition ». Que fera-t-il des suggestions, dont celles, radicales, qui l’invitent d’ores et déjà à sortir du processus de paix, à former son gouvernement et à demander le départ de l’Onuci ainsi que des troupes françaises de Licorne ? Le meilleur usage qui lui permette de « souffler ».
À destination de l’extérieur, conscient de la déchirure profonde avec Paris et de la grave dégradation des rapports qu’il entretient avec Jacques Chirac, Laurent Gbagbo entend jouer la montre, « tuer le temps » jusqu’en mai 2007, date à laquelle l’actuel président français devrait quitter ses fonctions. Dans l’espoir que le nouveau locataire de l’Élysée sera plus réceptif aux sirènes d’Abidjan.
Sortie plutôt affaiblie de la bataille autour de la résolution 1721, la France, qui avait jusqu’ici l’initiative des résolutions onusiennes sur la Côte d’Ivoire, va inexorablement voir se réduire sa marge de manuvre dans la crise. L’échec de la politique de l’ancienne puissance coloniale sera de plus en plus palpable, amplifié par la chute de sa popularité dans une certaine partie de l’opinion publique. Gbagbo espère en être renforcé pour se positionner davantage comme le défenseur de la Côte d’Ivoire, voire de l’Afrique, contre les velléités dominatrices de l’extérieur.
Le chef de l’État ivoirien ne jouit pas pour autant d’une totale marge de manuvre. Loin s’en faut. Les États membres du Conseil de sécurité, qui l’ont soutenu en amendant le projet de résolution de la France, ont voté à l’unanimité le texte final. Une façon de dire à Gbagbo qu’il doit le respecter s’il veut continuer à bénéficier de leur bienveillance. À lui comme à Charles Konan Banny, rendez-vous est d’ailleurs d’ores et déjà donné en février prochain pour un premier bilan. Le Conseil de sécurité a indiqué sans ambages qu’il peut décider de renforcer la 1721, s’il estime que les parties font obstacle au processus de paix.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires