[Tribune] De quoi « islamisme » est-il vraiment le nom ?

Pourquoi le suffixe « isme » ne poserait-il problème que lorsqu’il est accolé à « islam » ?

Youssef Seddik
  • Youssef Seddik

    Youssef Seddik est philosophe et anthropologue. Il a publié de nombreux ouvrages dont les récits coraniques en bandes dessinées, Si le Coran m’était conté (Alef, 1990), Nous n’avons jamais lu le Coran (L’Aube, 2004) et Qui sont les Barbares ? (L’Aube, 2005). Il est également l’auteur d’une série documentaire sur le Prophète en cinq volets diffusée sur la chaîne française Arte en janvier 2002

Publié le 3 janvier 2021 Lecture : 3 minutes.

Que les langues, dont la langue française, dans le contexte qui nous occupe ici, se débrouillent ! Monsieur Macron, les maîtres du discours politique et le public « parlant » ont beau nuancer les connotations pour démontrer, à juste titre d’ailleurs, que « musulman » n’a rien à voir avec « islamiste », leur voix ne passe pas. D’abord pour des raisons évidentes qui relèvent de ces réflexes du langage et des conversations. Mais pourquoi le suffixe « isme », généralement suspect quand il marque de la teinte idéologique ou même irrationnelle un concept, laisserait-il « innocents » et neutres « judaïsme », « christianisme », « bouddhisme », « paganisme » et ne poserait problème que lorsqu’il est accolé à « islam » ?

La question est d’autant plus légitime que dans son acception actuelle, polémique et négative dans les langues européennes, « islamisme » signifiait seulement, et jusqu’à la fin du XIXe siècle, la religion fondée par le prophète Muhammad en Arabie au VIIe siècle. En témoigne cet ouvrage, plutôt élogieux, d’un Auguste Comte intitulé précisément De l’islamisme…

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Une équivoque voulue

Mais il y a pis ; s’il est correct de désigner par le vocable qualificatif de « chrétien » un individu, un groupe, un pays, un objet ou un symbole, l’expression devient plus hésitante avec le judaïsme, et un objet quelconque ne saurait être qualifié de « juif », ni un concept ou doctrine, auquel cas on aurait recours à « judéen » ou « judaïque ». Pour les choses et les gens d’islam, les caprices sournois de l’usager francophone nous font sombrer dans la confusion dangereuse. Le substantif et adjectif « musulman » n’indique ou ne qualifie que des individus ou groupes se reconnaissant de la foi de l’islam, et il est donc impropre de dire « musulman » d’un ouvrage, d’une architecture ou d’un sentiment. Il faudra glisser vers l’adjectif « islamique » pour parler de l’Alhambra, un recueil de Rûmî ou de la détresse d’un fidèle empêché de prier sur l’esplanade de la Mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem. Là, l’amalgame entre « islamique » et « islamiste » devient « normal », comme si on suivait, sans le savoir, la juste logique de l’usage qu’en faisaient au XIXe siècle Auguste Comte et ses contemporains !

Cette équivoque voulue et entretenue provoque moult dégâts dans les consciences

Mais cette équivoque voulue et entretenue provoque moult dégâts dans les consciences, les attitudes et les réactions face au voisin musulman, le brave citoyen français ou le résident, désormais frappé d’une sorte d’étoile jaune mentale cousue sur la peau « quand il ne fait que se diriger vers son lieu de culte ».

Nuance perverse

Pour que les Français lambda et de bonne foi me comprennent, j’évoquerais cette tueuse confusion dans l’espace public de mon pays très majoritairement musulman, la Tunisie. Lors des premières élections démocratiques – après l’abolition du régime de Ben Ali le 14 janvier 2011 –, le mouvement Ennahdha n’avait gagné que parce qu’il usait lourdement de ce qualificatif d’« islamiste » (islâmî en arabe, par vicieuse opposition à muslim, musulman). L’électrice et l’électeur, au fond de l’isoloir, éludaient cette perverse nuance entre les deux vocables et se contentaient de cet algèbre primaire qui leur disait que le non-musulman (ou non-islamiste, quelle peut être la différence ?) ne saurait être le bon candidat, tout juste un athée, un communiste et donc un vil renégat !

Neuf ans après, l’érosion du mouvement Ennahdha est patente. Une véritable dégringolade… Pour deux raisons profondes au moins. Sa gestion désastreuse du pouvoir conféré à ses leaders par les urnes, le goût du lucre et l’enrichissement suspect de ses militants et chefs. Vaines furent leurs tentatives de se dire pour un régime civil, de dissocier, comme ils disent, la politique et la da’wa (propagande religieuse ou prosélytisme). Personne ne prend plus Ennahdha, comme au début de la révolution, pour des Craignants-Dieu !

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L’autre raison de leur affaissement nous ramène à notre sujet sémantique : l’irruption ou l’éruption d’une dame dont l’arme-maîtresse est sans doute le maniement efficace d’un discours ordonné et terriblement « boxeur ». Abir Moussi, jadis militante auprès de Ben Ali, aujourd’hui chef d’un parti d’une quinzaine de députés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), ne prononce jamais le mot « islamiste » ou « islamisme » pour s’adresser aux représentants d’Ennahdha, mais plutôt, et toujours, celui, hautement péjoratif chez les Tunisiens, de Ikhwan (les Frères). Diaboliquement efficace ! Son parti dépasse, et de loin, dans les sondages celui, si solidement bâti il y a cinquante ans, par Rached Ghannouchi

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