Kamel Daoud : « La démocratie ? Un complot ! »
Tant que nous répéterons que notre malheur vient de la démocratie trop occidentale, que le complot mondial explique nos échecs et que l’islam nous dispense de nos responsabilités, le monde dit « arabe » ne verra pas de lueur d’espoir.
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Kamel Daoud
Écrivain, lauréat du prix Goncourt du premier roman en 2015 pour « Meursault, contre-enquête ».
Publié le 29 décembre 2020 Lecture : 5 minutes.
« Les Arabes sont inaptes à la démocratie. » Si un Occidental suprématiste ose l’affirmation, c’est le scandale et les hurlements. Et pourtant, à lire ce qui a été écrit dans le monde dit « arabe » depuis la fuite de Ben Ali en 2011 et les soulèvements contre les dictatures, on conclut que c’est là une conviction fétiche des élites locales surtout, des dictatures et des islamistes.
La démocratie, selon les trois, c’est la CIA, le Mossad, les agents secrets, les plans de déstabilisation, les francs-maçons, les Juifs. Et que donc il n’y a pas de démocratie pour « nous », il n’y a que des guerres, des soupçons et des prédations. On en est venu à voir un Che Guevara du désert dans un loufoque Kadhafi, et un saint homme dans un Saddam en haillons !
Théories fumeuses
Dix ans après des soulèvements inédits en Tunisie, Libye, Syrie ou Égypte, on en est à trois conclusions répétées sur « le monde arabe ». Un : la révolte ne profite qu’aux islamistes qui sont mieux structurés, plus puissants et plus intelligents que les « démocrates ». Deux : un « Arabe » sous dictature est moins dangereux pour le monde qu’un Arabe en révolte, selon les quiétistes occidentaux terrifiés par les guerres locales et les flux migratoires de conséquence. Trois : il n’y a pas de révolutions dans le monde dit arabe, mais seulement des manipulations.
C’est ce que jurent, les yeux plissés, les intellectuels « arabes » entre eux, paralysés par le doute, les théories fumeuses et les racismes convertis en identités et nationalismes.
Il est en effet étrange de lire et relire, encore et encore, cette autodisqualification à la démocratie qui aujourd’hui fait le plaidoyer d’acteurs locaux, différents et antagonistes. Les dictatures, consolidées par des guerres civiles ou les propagandes de stabilité, le répètent sans cesse. La démocratie ? C’est le chaos de la Libye ou la mort à la syrienne, disent-elles. La démocratie ? Ce sont les islamistes, les Frères musulmans, la fatwa sur la jupe et la barbe.
Et pour les démocrates ? C’est encore pire. La démocratie, c’est BHL, c’est Sarkozy
Et pour les islamistes ? La démocratie, c’est l’Occident, ses valeurs attentatoires à « nos valeurs », c’est la perte de l’identité, la désobéissance à Dieu, la nouvelle colonisation qui cache la nouvelle croisade.
Et pour les démocrates ? C’est encore pire. La démocratie, c’est BHL (ce philosophe français dont on devine peu, en Occident, la fétichisation pour donner un visage à la théorie de la déstabilisation utile au complot juif mondial, une version urbaine de Lawrence d’Arabie), c’est Sarkozy, c’est la destruction des pays du front de refus contre Israël.
Et pour des théoriciens occidentaux ? La démocratie dans le monde dit arabe, il vaut mieux ne plus en rêver car cela tourne au cauchemar. Lors d’un café partagé à Alger, à l’occasion de sa visite à Bouteflika moribond un an avant sa chute, la chancelière allemande Angela Merkel répondra clairement à la question de l’auteur : « La démocratie ? Elle viendra par des réformes internes dans les pays arabes et pas avec les interventions directes. » Traduction : « Débrouillez-vous. »
Infiltration
Des leçons ? Elles sont connues. Les islamistes ont compris que, selon un hadith, « la guerre est une ruse ». Que la voie d’Erdogan est plus efficace que celle de Ben Laden. Aujourd’hui, les islamistes composent, infiltrent les associations, les syndicats, les écoles, les institutions et les médias. C’est la voie turque. Qui profitera à l’internationale turque et sa prédation.
Les dictatures locales ? Elles ont encore revendu la stabilité à la place du chaos. D’ailleurs, quelques images de la Libye ou d’Alep d’aujourd’hui sont plus efficaces que mille urnes bourrées lors de fausses élections démocratiques.
Les Occidentaux ? Ils ont compris qu’il vaut mieux protéger leurs propres démocraties des chaloupes ou des attentats que les exporter.
Les démocrates ? Ils n’ont rien compris. Ne le veulent pas, n’ont plus de langue commune avec leurs pays mais avec leurs pairs. S’enfoncent dans le spectacle, le victimaire, le « décolonial » conjugué aux conforts des exils, le selfie ou la jérémiade et le dédouanement « culturel » de l’islamisme, ou les procès sournois de la laïcité, qui est pourtant le dernier rempart avant les pendaisons, comme à Téhéran après la victoire des ayatollahs.
Le combat pour la démocratie ? Beaucoup d’intellectuels « arabes » aiment le mener contre l’Occident, mais en habitant l’Occident. C’est moins dangereux et sublimement futile. Il est moins risqué de cracher sur Macron depuis Paris en tant qu’exilé que de grimacer face à Abdel Fattah al-Sissi en habitant Le Caire. Personne n’aime réinventer la crucifixion en misant son propre corps.
Fragile lueur d’espoir
C’est alors que dans les rues d’Oran ou de Tunis, rien ne ressemble mieux à la nuit que le futur « arabe ». À peine quelques étoiles et des comètes sans lendemain et les décroissances de la Lune en guise d’événement. Le futur ? Aucun « Arabe » ne semble rêver de futur. Le futur c’est la peur, le noir, l’échec. Tous, d’une manière ou d’une autre, réinventent le passé : les islamistes rêvent de la Médine du Prophète et du califat. Les démocrates de « Nahdha », Restauration, panarabisme ou néodécolonisation.
Dans le monde dit arabe, le malheur nous vient du ciel des religieux, de la terre des dictatures et des paranoïas de nos élites
Les dictatures ? Des monarchies et des récits épiques d’indépendance à rejouer, mais en mode fantasme. Le passé est tragiquement le but de nos révolutions. La Restauration, ce vieux mythe, est notre malheur, le foyer de nos vanités. Être un « Arabe », c’est avoir été. Ou mourir pour aller au paradis. Ou s’exiler pour mieux le rejouer. Et tant que nous répétons que c’est la faute de la démocratie car trop occidentale, que nos malheurs sont la faute des « autres », que le complot mondial explique mieux nos échecs, qu’il vaut mieux libérer la Palestine que son propre esprit et son propre pays, que l’islam nous dispense de nos responsabilités, et que la laïcité est une trahison, nous serons encore dans l’échec.
Dans le monde dit arabe, le malheur nous vient du ciel des religieux, de la terre des dictatures et des paranoïas de nos élites. Entre 2011 et aujourd’hui, nous avons eu du temps pour le comprendre. Et c’est une petite lueur d’espoir si fragile.
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