Casablanca telle que vous ne la verrez (sans doute) jamais

Ni mendiants, ni sniffeurs de colle, ni ordures dans les rues : la capitale économique du royaume a bien changé depuis 2006 !

Publié le 13 novembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Le Maroc-Express vient à peine de quitter la gare de Sebta, l’ancienne enclave espagnole de Ceuta, que de grosses gouttes s’écrasent sur les vitres. Les passagers maudissent la météo. Qu’il paraît loin le temps où les Marocains imploraient collectivement le ciel pour que la pluie tombe ! Gouverner, c’est pleuvoir, disait-on plaisamment. Longtemps, la paix sociale dans le royaume a dépendu des caprices du ciel. Une pluviosité abondante rimait avec prospérité. Le paysan du Gharb se réjouissait et, par un curieux effet boule-de-neige, le trader de Casablanca aussi.
Dans le TGV qui file vers Marrakech, tous les passagers sont plongés dans leurs lectures. Mais où sont donc les analphabètes d’antan ? Un quart d’heure après le départ, le silence est rompu par une voix métallique annonçant l’arrivée prochaine en gare de Sidi Kacem. D’épaisses fumées s’élèvent dans le ciel. Elles émanent des complexes pétrochimiques qui ont transformé cette bourgade autrefois paisible en un univers irrespirable, sans doute, mais fort prospère. Il y a dix-huit ans, en 2012, d’importants gisements pétroliers ont été découverts dans la région. Une raffinerie géante a été construite, qui, au total, emploie plus de cinq mille personnes. Le Maroc arrive désormais en tête des pays exportateurs de pétrole et son décollage économique a été vertigineux. Les jeunes ne rêvent plus de quitter clandestinement leur pays et l’on ne retrouve plus leurs cadavres sur les plages espagnoles. Bien au contraire, depuis le milieu de la décennie 2010, le royaume accueille chaque année presque 2 millions d’étrangers, dont une majorité de Canadiens.
Par la fenêtre, le paysage défile. Aux champs cultivés avec soin succèdent les prairies verdoyantes. On se croirait dans une pub pour du chocolat suisse : pas un seul sac en plastique à l’horizon ! Dire qu’il fut un temps où l’on envoyait les écoliers les ramasser par brassées entières avant chaque visite officielle…
De nouveau, la voix métallique. Le train entre en gare de Bouznika, sorte de Silicon Valley au cur de la mégalopole Rabat-Casablanca. Pendant les cinq minutes d’arrêt, une horde de jeunes technies gagnent leurs places. Chemise noire sous costume noir, ils se ressemblent tous. De vrais clones. À peine installés, ils dégainent leurs ordinateurs de poche. Les machines ronronnent imperceptiblement, les claviers cliquettent. Peu ou pas de conversations autour de moi, j’allume la petite télé incorporée à mon siège. Un bulletin d’information annonce la prochaine visite au Maroc de Rachid Idrissi, le président des États-Unis. « Pas trop tôt, murmure mon voisin en lorgnant sur mon écran. Depuis deux ans qu’il est élu, il n’avait pas encore daigné venir dans son pays natal. »
Inspectant d’un peu plus près l’écran devant moi, je m’aperçois qu’il me permet d’accéder à Internet. J’en profite pour consulter la une des quotidiens marocains : « Intégration réussie pour les anciens MRE rentrés au pays », titre L’Aurore ; « Dissolution du Polisario », annonce le Crépuscule du Sahara. Absorbée par ma lecture, je mets un bon moment à découvrir, stupéfaite, que l’écran dissimule une caméra de vidéosurveillance. Où donc s’arrêtera la prévention du terrorisme ? D’un coup, je comprends mieux le mutisme de mes compagnons de voyage
« Marrakech, tous les voyageurs descendent de voiture », annonce la voix. J’ai pris soin de réserver, plusieurs mois à l’avance, une chambre dans l’unique hôtel de la ville à compter moins de sept étoiles. Il est situé à proximité immédiate de la gare et, comme il a la forme d’un palmier, je ne cours aucun risque de le manquer. Délestée de mes bagages, je me précipite vers la célébrissime place Jamaa el-Fna. Et là, cruelle déception. Pas l’ombre d’un guide – même faux – pour m’entraîner dans une tournée des bazaristes. Pas une diseuse de bonne aventure à l’horizon. Où sont passés les charmeurs de serpents, les gnaouas et les guérisseurs ?
Au milieu de la place, un écran géant a été disposé. Des images d’archives tournées dans les années 2000 y défilent, tandis que des cohortes de touristes chinois, à peine descendus de leurs cars, se ruent vers les stands de location d’audio-guides polyglottes. Les anciens étals ont disparu, remplacés par des boutiques tenues par des filles anorexiques et des post-adolescents androgynes. Stupeur ! La médina s’est métamorphosée en un immense centre commercial de luxe, le Derb Fashion, où règnent sans partage les Louis Vuitton, Christian Dior et autres Fendi. Je repense avec un pincement au cur à mes fausses babouches Chanel et ma pseudo-casquette Burberry achetées ici même, il y a trente ans… Il fait au moins 35 °C à l’ombre. Je cherche un vendeur d’oranges pressées et ne trouve qu’un distributeur automatique annonçant le « meilleur jus d’orange du monde ». Dans un coin de la place, un vieux à la barbe hirsute vocifère :
« Ils sont tous allés se faire enterrer vivants à l’Oukaimeden.
– Qui ça ? lui demandé-je.
– Tous ceux qui étaient là avant », écume-t-il.
Dépitée, je gagne alors Ouka, à 75 km de Marrakech. J’ai soudain l’impression d’être transportée à Megève, la station ultrachic des Alpes françaises : des chalets cossus à perte de vue ! J’opte pour un café disposant d’une terrasse bondée mais offrant une vue imprenable sur le mont Toubkal. J’interroge le serveur :
« Mais où sont donc les enterrés vivants. »
Il sourit.
« Ils sont à l’usine.
– L’usine ? Mais quelle usine ?
– L’usine à neige artificielle. Elle a été aménagée sous terre pour ne pas gâcher le paysage. Le patron est rentré de France il y a quelques années, quand la mine où il travaillait a fermé. Il a pris un crédit pour monter son projet, mais on dit qu’il a déjà remboursé les 50 millions de dirhams empruntés. »
J’essaie de profiter du panorama, mais cette histoire de travailleurs souterrains me tracasse.
Retour dans ma chambre d’hôtel. À la télévision, je tombe par hasard sur une interview de Gharib Ziwani, le directeur de l’office du tourisme. Le brave homme n’y va pas par quatre chemins : « Le Maroc est le plus beau pays du monde, explique-t-il. Nous recevons chaque année plus de 50 millions de touristes qui peuvent skier à l’Ouka en toute saison. En cas d’enneigement insuffisant, un train à grande vitesse leur permet de rejoindre en quarante-cinq minutes la plage d’Essaouira, où ils peuvent se baigner et pratiquer le sport nautique de leur choix. Toute l’année, puisque la température de l’eau est artificiellement maintenue à une température de 28 °C. »
Je sombre dans un profond sommeil et rêve de gnaouas organisant des lilas (soirées) dans des igloos. Le lendemain, départ pour Casa.
Petit moment de panique au moment de l’embarquement. C’est la première fois que je prends un avion à pilotage automatique : personne dans le cockpit ! J’ai à peine le temps de succomber au trac que déjà l’appareil survole Dar el-Beida. Vue d’en haut, la capitale économique du Maroc évoque New York ou Hong Kong. Les bidonvilles qui ceinturaient la ville jusqu’à la fin des années 2010 ont cédé la place à une forêt de gratte-ciel et de grues. L’avion atterrit en douceur sur le toit de la tour Anfa. Je monte dans l’ascenseur et, cent étages plus bas, débarque en plein centre-ville. Que sont devenus les chauffeurs de taxi qui, jadis, ne manquaient jamais de m’arnaquer à l’aéroport de Nouasser ?
Je déambule sur un trottoir presque désert. De loin en loin, je croise un piéton, mais pas le moindre gardien de parking autoproclamé agitant les bras en tous sens. Nul hittiste soutenant un mur décrépi. Pas l’ombre d’un enfant aux yeux rougis tellement il a sniffé de colle, ni d’amas de détritus macérant au soleil dans la vaine attente d’une benne à ordures. Tout est propre, net, aseptisé. Casa est-elle toujours Casa ?
Les murs de la ville servent d’écrans publicitaires géants sur lesquels, bien sûr, il n’est plus question d’uriner comme au bon vieux temps. Spécialiste des voyages intersidéraux, le voyagiste Cosmos 3000 s’efforce d’aguicher le chaland : « Demandez-nous la lune ! » suggère-t-il. La Lune, c’est la dernière destination à la mode pour nomades las des sentiers battus. 9 000 dirhams (9 500 euros depuis la récente chute de la devise européenne), ce n’est pas vraiment donné, mais bon
Un concert de klaxons me tire de mes rêves galactiques. On se croirait au Salon de l’automobile. Une armada de berlines plus ou moins luxueuses convergent vers le stade de Sidi Moumen. C’est dans ce vaste complexe de 150 000 places inauguré l’an dernier qu’a lieu la finale de la Coupe du monde de foot. Dans quelques heures, le Maroc et le Brésil vont enfin en découdre…

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