Voyage sans retour ?
Quelque 120 000 Maliens vivent en France, dans des conditions souvent précaires.
Sur la tôle de la porte d’entrée, une affiche fraîchement collée appelle à une manifestation contre les « renvois groupés de clandestins ». Dans la cour intérieure, grande comme un terrain de tennis, les cageots de poulets plumés disputent la place aux bouteilles de lait en plastique et aux piles de paquets de cigarettes. Au milieu de ce sympathique capharnaüm, et tandis que Salif Keita hurle dans le transistor, deux coiffeurs n’en finissent plus de jouer de la tondeuse. Depuis que cette ancienne usine de pianos a été reconvertie en centre d’hébergement pour travailleurs africains, en 1961, le foyer Bara de Montreuil est aussi célèbre au Mali que la tour Eiffel ou les Champs-Élysées. La raison ? « Sur 410 résidents officiels, seuls 17 ne sont pas Maliens », assure Massaoudé Coulibaly, chef des délégués du foyer. Un monde à part de la société française, peuplé d’hommes dans la force de l’âge vivant en quasi-autarcie.
Quelque 120 000 Maliens résident aujourd’hui dans l’Hexagone, dont 60 % de façon illégale, selon les statistiques du ministère français de l’Intérieur. Comme environ 90 % de ses compatriotes, Massaoudé vient de la région de Kayes, au nord-ouest du Mali. Une terre aride où les habitants survivent grâce à l’argent envoyé de France par la diaspora des Soninkés, l’ethnie majoritaire dans la région. Une manne financière d’environ 7 millions d’euros en 2002. Sur l’ensemble du territoire, ce sont près de 60 millions d’euros qui ont été expédiés par les Maliens de l’extérieur l’année dernière. Soit l’équivalent de l’aide publique au développement versée par le gouvernement français durant la même période.
Seconde place financière après Bamako, Kayes compte six agences bancaires. « L’argent de France » est toujours consommé dans sa totalité. Face aux carences de l’État, il est le seul moyen de développement durable pour les habitants de Kayes. Il permet non seulement la construction d’infrastructures, comme les forages de puits ou la rénovation des écoles, mais aussi le maintien d’une relative stabilité politique et sociale.
Négociants et grands voyageurs par tradition, les habitants de Kayes envoient leurs jeunes hommes en France depuis l’indépendance, en 1960. Mais l’émigration, jadis saisonnière, est devenue permanente depuis 1974, date à laquelle Paris a commencé à fermer les frontières. Mariés et pour la plupart pères de famille au Mali, beaucoup vivent en célibataires en France. En grande majorité, ils habitent la région parisienne, logeant en général dans l’un des vingt-cinq foyers pour travailleurs que comptent la capitale et sa proche banlieue. Que ce soit à Montreuil, à Saint-Denis, à Antony, les bâtiments sont souvent vétustes et surpeuplés, à la limite de l’insalubrité.
Au foyer Bara, 300 à 400 résidents non officiels se partagent le réfectoire, les cages d’escaliers et les couloirs étroits… pour dormir ! Sur quatre étages, des dizaines de lits pliants attendent leurs hôtes pour la nuit. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas forcément les nouveaux arrivants qui viennent dormir ici, mais aussi, parfois, des clandestins, en France depuis six ou sept ans. Au foyer Bara, personne ne reconnaîtra ouvertement qu’il regrette d’avoir fait le voyage. Chacun préfère soutenir que « l’aventure, c’est l’aventure ».
Le sourire timide et le français encore peu assuré, Demba Diombana, 26 ans, Kayesien d’origine, n’est pas retourné chez lui depuis son arrivée, il y a trois ans. Sans titre de séjour, il a peur, comme beaucoup, de ne plus pouvoir revenir en France. Pas question de rentrer tous les deux ou trois ans, comme le font les anciens. « Maintenant, mon fils marche et me parle au téléphone. Je ne sais même plus à quoi il ressemble. » Certains migrants ont bénéficié du regroupement familial, mais une grande partie d’entre eux, qui n’ont pas réuni les conditions exigées par la loi, comme des ressources suffisantes ou un logement décent, ont malgré tout fait venir leur famille. Tant bien que mal, ils vivent dans des squats ou s’entassent dans de minuscules logements.
Dès qu’il a un peu d’argent, Demba l’envoie à sa famille. Auparavant, il aura payé son titre de transport mensuel à 46 euros et son loyer au foyer, le prix des chambres oscillant entre 30 et 75 euros par mois. Sans compter les 200 euros qu’il dépense chaque mois pour téléphoner au Mali. Ainsi que les cotisations qu’il verse, comme tous les Maliens, à l’une des 182 associations officiellement enregistrées et oeuvrant pour le développement dans son pays.
Bâtiment, nettoyage, restauration (pour des travaux de plonge) sont les trois secteurs qui embauchent la majorité des immigrés maliens. Pour des salaires mensuels variant entre 950 et 1 200 euros. Ceux qui n’ont pas de titre de séjour enchaînent les petits boulots. Le chômage n’épargne personne, et l’intérim s’impose depuis quelques années comme l’une des seules solutions. La débrouille prend toute son importance. Les clandestins achètent de faux papiers et passent par les agences de travail temporaire, encaissant leur chèque de fin de mois dans l’une des banques maliennes installées en France.
L’autre solution consiste à faire jouer ses relations – notamment familiales – dans la communauté pour être le premier en cas de remplacement d’un compatriote malade. « Comme l’absence du collègue ne dure jamais longtemps, les patrons ne sont pas regardants pour les papiers », remarque Demba. Si, jusqu’à présent, l’âge de la retraite a souvent sonné l’heure du retour au pays, la tendance change avec la jeune génération. Les avantages économiques ne sont plus aussi intéressants que par le passé. Demba a décidé de rentrer le 1er décembre 2003, « inch’allah ». Peut-être profitera-t-il de l’aide au retour proposée par le gouvernement français pour monter au pays le petit commerce dont il rêve.
L’annonce faite par le ministre français de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, lors de son séjour au Mali du 7 au 9 février 2003, de doubler l’aide au retour et de l’élargir aux « personnes invitées à quitter le territoire français » a été mal accueillie par les autorités maliennes. Le Haut Conseil des Maliens de l’extérieur a d’ailleurs immédiatement rejeté la proposition, la jugeant « encore trop faible » pour offrir une véritable solution à l’exil. Pourtant, la somme proposée n’a rien de négligeable : de 3 660 euros, la prime passe à 7 000 euros pour tout projet viable de création de micro-entreprise. Une structure d’accompagnement suivra par ailleurs le bon déroulement du projet pendant un an.
« Jamais je ne conseillerai à quelqu’un de prendre cet argent, assure Massaoudé. Pour un projet qui doit te permettre d’assurer ta subsistance et celle de ta famille jusqu’à la fin de ta vie, 5 millions de F CFA, ce n’est vraiment pas suffisant. Six mois après ton retour, tu les as déjà dépensés. La proposition n’est pas mauvaise, mais il faut impérativement en revoir les modalités pour qu’elle devienne crédible. Elle ne peut vraiment intéresser que les clandestins ou les résidents légaux, qui, au chômage depuis longtemps, n’ont rien à perdre. Mais rentrer au pays avec de l’argent donné et non gagné à la sueur de son front, c’est un déshonneur pour beaucoup. »
Instaurée en 1977 par Lionel Stoleru, alors secrétaire d’État à l’Immigration, cette aide au retour connaît un succès plus que mitigé. En 2002, sur 80 000 Maliens visés par le ministère français de l’Intérieur, seuls 46 ont choisi le retour aidé. Nicolas Sarkozy espère multiplier par dix ce chiffre en 2003. « Ses chances d’atteindre cet objectif sont très minces, estime Demba. Même si les conditions de vie en France sont très difficiles pour la majorité d’entre nous, nous sommes condamnés à réussir notre voyage initiatique ».
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