Pourquoi Tel-Aviv en veut tant à Ziegler

Accusés par le rapporteur spécial de l’ONU d’avoir provoqué une catastrophe humanitaire dans les Territoires, les Israéliens ne décolèrent pas.

Publié le 13 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

Depuis que Jean Ziegler, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, a accusé publiquement Israël de provoquer une « catastrophe humanitaire » dans les Territoires par une « politique de bantoustanisation » et « des restrictions sécuritaires totalement disproportionnées » (voir J.A.I. n° 2222-2223), la polémique fait rage. Visiblement très contrarié, l’État hébreu a riposté par une lettre de protestation adressée le 18 septembre à la présidente de la Commission des droits de l’homme de l’ONU (CDH). Et a même réclamé des sanctions contre l’émissaire onusien pour manquement à l’éthique professionnelle et divulgation prématurée de son rapport à la presse. Comment le sociologue suisse, réputé pour son esprit polémique, s’est-il retrouvé au coeur de cette nouvelle controverse ?
Tout a commencé en mai 2003 lorsque la CDH et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) éprouvent la nécessité d’envoyer Ziegler dans les Territoires pour évaluer dans quelle mesure le droit à l’alimentation y est respecté. Dans une correspondance conjointe, les deux structures onusiennes soumettent une demande dans ce sens aux autorités israéliennes. Sans se faire trop d’illusions, l’État hébreu ayant déjà opposé une fin de non-recevoir au rapporteur de l’ONU contre la torture, à celui pour les droits civils et politiques, à une mission onusienne à Jénine après les événements tragiques d’avril 2002 et même à Sergio Vieira de Mello, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (mort le 19 août dans l’attentat contre le siège de l’ONU à Bagdad).
Le 23 mai, contre toute attente, Silvan Shalom, ministre israélien des Affaires étrangères, donne son feu vert à la CDH et au HCDH. L’accord de l’État hébreu n’est pas sans lien avec la personnalité de Jean Ziegler. Le sociologue suisse était en effet plutôt apprécié à Tel-Aviv depuis qu’il a publié La Suisse, l’or et les morts (Seuil, 1989), un réquisitoire au vitriol contre les banques helvétiques coupables d’avoir recueilli les biens et valeurs extorqués aux Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale. En outre, explique un fonctionnaire du secrétariat général de l’ONU, « la demande de la mission ne pouvait mieux tomber qu’en mai-juin derniers. Le gouvernement de Mahmoud Abbas se mettait en place, la trêve était à l’ordre du jour, et Ariel Sharon voulait donner des gages à la communauté internationale au lendemain de la visite de Colin Powell, qui avait exprimé les vives préoccupations de Washington sur le « mur de sécurité ». Les États-Unis, qui commençaient à s’embourber en Irak, souhaitaient donner un signal dans le conflit israélo-palestinien. La conjonction de ces différents facteurs a conduit Tel-Aviv à accepter la demande de l’ONU, qu’il aurait refusée dans le contexte actuel de durcissement du conflit ».
Mais l’accord d’Israël n’a pas tout débloqué, loin de là. Au nom de la « mise en place de la logistique », la mission a rencontré de nombreux obstacles. La forte influence américaine au sein de l’ONU et du HCDH a été mise en branle pour retarder le voyage, au motif que toutes les dispositions n’étaient pas en place pour assurer la sécurité personnelle des six membres de l’équipe et leur droit de passage au niveau des check-points. Excédé par ce qui s’apparentait à du sabotage, Ziegler tape du poing sur la table à la fin de juin, demande son ordre de mission, assure que l’équipe est prête à partir quels que soient les « conditions techniques » et les risques encourus.
Une fois obtenu le feu vert d’Annan, de la CDH et du HCDH, Ziegler soumet aux autorités israéliennes une liste de personnalités qu’il souhaite rencontrer pour les besoins de son enquête, dont principalement des ministres. « Si vous renoncez à rencontrer Yasser Arafat, lui répond le ministère des Affaires étrangères, vous pourrez voir n’importe lequel des ministres. Dans le cas contraire, aucune audience avec un membre du gouvernement n’est possible. » Après négociation, Ziegler se contentera de ne voir, côté israélien, que des seconds couteaux : le directeur de cabinet adjoint du ministère des Affaires étrangères, le général commandant l’administration civile des Territoires occupés, le chef de la division de la planification de l’eau… Les autorités israéliennes lui imposent une autre restriction, qu’il accepte volontiers : il ne doit pas entrer en Israël, mais limiter ses investigations aux Territoires occupés.
Au cours de son séjour, du 3 au 13 juillet, Ziegler rencontre Yasser Arafat dans son QG de Ramallah, le négociateur en chef Saeb Erekat, ainsi que les ministres de la Santé, de l’Habitat et de l’Agriculture. Certains responsables palestiniens confient leur inquiétude à la délégation du rapporteur spécial. Ils ne comprennent pas, par exemple, pourquoi les pays musulmans d’Afrique subsaharienne les ont abandonnés à leur sort.
Au retour de sa mission, Ziegler ne mâche pas ses mots. Sur vingt-cinq pages, il répertorie les effets de l’occupation israélienne sur les Palestiniens : punition collective, violations du droit à l’alimentation et des autres droits de l’homme, extorsion des terres, éloignement des sources d’eau, dommages occasionnés par la construction du « mur de l’apartheid »… Le rapport provoque l’ire d’Israël, qui attaque frontalement son auteur. La CDH lâche Ziegler. Le HCDH invoque un retard dans la traduction pour justifier la non-publication du rapport sur son site Internet. S’y ajoutent les récriminations de quelques responsables onusiens qui, en privé, imputent au rapporteur spécial d’avoir gâché « une occasion en or de normaliser les rapports de l’ONU avec Israël ». Une fronde derrière laquelle des sources bien informées voient la main des « agents américains » au sein du département politique de l’ONU à New York, des hommes et des femmes infiltrés dans les sphères de décision onusiennes, et instrumentalisés au profit des intérêts américains et israéliens.
Mais Ziegler n’est pas seul. Il est soutenu par des intellectuels et ONG israéliens, palestiniens et occidentaux qui l’ont aidé dans sa mission. Et qui ont envoyé, depuis la mi-septembre, des centaines de messages et de pétitions au siège de l’ONU, à New York, pour protester contre la demande de sanction israélienne. Dans cette sorte de coalition civile mondiale pro-Ziegler (Action contre la faim, Oxfam, Care International, Save the Children, Terre des hommes, B’Tselem, Palestinian Society for the Protection of Human Rights…) se distinguent, par leur engagement, les organisations israéliennes. Ainsi de Rabbins pour les droits de l’homme, une association de religieux qui a impressionné l’auteur du rapport par ses réactions aux actes d’humiliation perpétrés aux check-points contre les Palestiniens.
Ziegler bénéficie aussi et surtout du soutien de Kofi Annan. Face à la demande de sanction israélienne, le secrétaire général de l’ONU a été catégorique : « Hors de question de sanctionner Ziegler. Dans son rôle de rapporteur spécial, il est totalement indépendant. Ses adversaires ont toute latitude pour défendre leur position quand il présentera son rapport devant l’Assemblée générale de l’ONU, le 10 novembre. » Le sociologue suisse peut également compter sur la bienveillance de Terje Larsen, représentant spécial de Kofi Annan en Palestine, à qui on attribue la rédaction de la « feuille de route » et qui a essuyé les foudres des Israéliens après avoir désapprouvé les agissements de Tsahal à Jénine.
Écartelé entre les accusations de l’État hébreu et les arguments de défense des pro-Ziegler, le bureau de la CDH décidera, à la fin d’octobre, de l’attitude à adopter face au rapporteur spécial.
« Ziegler n’a pas trop de souci à se faire, assure d’ores et déjà un membre du HCDH. Il pourra compter, en dehors de ses soutiens haut placés à l’ONU, sur la sollicitude des pays arabo-musulmans et de ceux dits « non alignés ». » Et pour cause : le sociologue suisse, tiers-mondiste patenté, défend bec et ongles depuis une vingtaine d’années la cause des pays en développement.

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