Le « système arabe » est-il mort ?

Publié le 13 octobre 2003 Lecture : 7 minutes.

On a souvent décrété que le système arabe était mort – et cette fois, il se pourrait bien que ce soit vrai. Ce que j’entends par « système arabe » ? Dans l’idéal, un ordre régional raisonnablement stable, défendant apparemment les intérêts arabes, géré par des États arabes souverains, accepté par un bon nombre de ses citoyens et capable de tenir en respect les ennemis extérieurs, sinon de les vaincre.
Personne ne reconnaîtrait dans cette définition le monde arabe décimé et divisé d’aujourd’hui, privé de toute fierté nationale, n’ayant aucune solidarité et aucune confiance en lui, plus soumis à la domination étrangère qu’à aucun moment depuis la Seconde Guerre mondiale et en conflit avec ses propres citoyens.
Les deux caractéristiques les plus marquantes de la scène arabe sont deux occupations coloniales – celle de l’Irak par les États-Unis et celle des territoires palestiniens par Israël. Au nom de la « sécurité » de l’Amérique et de l’État hébreu, mais en réalité dans la poursuite d’une stratégie cynique et d’intérêts matériels, deux sociétés arabes ont été occupées par la force armée et réduites à néant. La vie dans les territoires palestiniens est aujourd’hui un enfer, et les choses ne sont guère plus supportables pour les Irakiens, citoyens misérables d’un pays brisé, réduit au chaos et à la pénurie par les sanctions et par l’invasion américano-britannique, alors qu’il était autrefois le plus riche et le plus avancé de tous les États arabes. Pour les Palestiniens comme pour les Irakiens, la mort violente est un fait quotidien. Leurs pays ont été ruinés, rajoutés à la liste pitoyable des précédentes victimes du système arabe, telles que le Liban, l’Algérie, le Soudan.
Ce qui est évident, c’est que les Arabes, quels que soient leur nombre, leur richesse pétrolière, leurs énormes budgets militaires et l’éducation de leurs élites, n’ont pas été capables de contenir Israël dans les frontières de 1967 ou d’empêcher l’invasion et l’occupation d’un grand pays arabe. Ils n’ont pas su se protéger en se dotant d’une capacité de dissuasion crédible.
« Dissuasion » signifie convaincre un ennemi potentiel de ne pas vous attaquer parce que le coût serait pour lui trop élevé. Dit crûment, cela signifie leur faire comprendre que vous avez la capacité de lui rendre coup pour coup, bref, instaurer un équilibre des forces.
En dépit d’une situation économique catastrophique, la Corée du Nord a su obliger les États-Unis à négocier avec elle plutôt qu’à user de la force (peut-être parce qu’elle a la Chine derrière elle). L’Iran, jusqu’à présent du moins, a su se préserver d’une attaque militaire, sinon d’une pression politique et économique. Mais pas les Arabes. Il semblerait que n’importe qui peut aujourd’hui les arrêter, les jeter en prison arbitrairement, geler leurs avoirs, briser leur vie, les accuser de « terrorisme », envahir leur pays et les tuer.
Aucun organisme officiel ne s’est donné la peine de faire le bilan des pertes irakiennes causées par l’invasion. Des estimations officieuses évaluent à environ 6 000 le nombre de civils tués et à 10 000 celui des militaires. Il y aurait, en outre, 20 000 à 30 000 civils et militaires gravement blessés.

À la recherche de la dissuasion
Si un trait marquant de la scène arabe contemporaine est l’invasion et l’occupation par des puissances étrangères, un autre trait marquant est la résistance à ces interventions. Parce que les armées nationales arabes ont été pour la plupart incapables de se défendre, des acteurs non officiels ont pris le relais. Des mouvements tels que le Hezbollah, le Hamas, le Djihad islamique et, d’une autre manière, el-Qaïda, ont cherché à venger les attaques dont les Arabes ont été victimes, créant ainsi une véritable forme de dissuasion.
Parmi eux, le Hezbollah est jusqu’ici celui qui a le mieux réussi, dans la mesure où il a non seulement obligé Israël à se retirer du Liban, mais a su également contenir l’agression israélienne. L’État hébreu sait que s’il frappe le Liban, le Hezbollah répondra par des attaques à la roquette contre ses villes et ses villages. Bien que la capacité de dissuasion du Hezbollah n’ait pas instauré d’équilibre des forces avec Israël, les résultats sont néanmoins remarquables. Le fait que Tel-Aviv soit actuellement disposé à négocier un échange de prisonniers est une reconnaissance du poids politique du Hezbollah.
Le Hamas, lui aussi, a cherché à s’opposer aux attaques israéliennes contre ses membres et contre la population civile des territoires palestiniens. Il y a quelques semaines, il a déclaré une trêve unilatérale, mais elle n’a pas duré longtemps car Israël a refusé de faire de même, continuant ses meurtres ciblés d’activistes palestiniens et ses incursions armées dans les villes et les villages palestiniens. Aujourd’hui, le Hamas propose de nouveau une trêve, mais seulement si Israël arrête, lui aussi, ses attaques. L’accepter serait, de la part de Tel-Aviv, reconnaître qu’un système de dissuasion mutuel a été effectivement instauré par les attentats suicide, ce que l’État hébreu dénonce par-dessus tout – autrement dit, que sa force de frappe pourrait être tenue en échec par la capacité de dissuasion d’un groupe ou d’un État arabe.
Quoi qu’on pense d’el-Qaïda et de sa tactique terroriste, c’est aussi le fer de lance d’un vaste mouvement anti-impérialiste, déterminé à venger ce qu’il considère comme une violence occidentale exercée contre les Arabes, et comme un refus opposé à leur aspiration à l’indépendance depuis l’effondrement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. El-Qaïda est une menace non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour leurs États clients.
En frappant l’Amérique, el-Qaïda veut la forcer à changer de politique – à retirer ses troupes des terres musulmanes, à cesser son soutien aveugle à Israël, à respecter l’islam et le nationalisme arabe. Jusqu’ici, el-Qaïda n’a obtenu que le contraire. Relevant son défi, les États-Unis ont lancé une « guerre mondiale contre le terrorisme » et envahi l’Afghanistan et l’Irak, renversant les régimes en place. Au lieu de prendre en compte les griefs et les aspirations des Arabes et des musulmans, les États-Unis ont cherché à s’imposer avec plus de force que jamais, et à remodeler leur géopolitique par des moyens militaires en conformité avec leurs intérêts et ceux de leur allié israélien.
Lors de la crise sur l’Irak, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a prétendu faire une distinction entre la « vieille Europe », à savoir des pays comme la France et l’Allemagne, opposés à la politique américaine, et la « nouvelle Europe », à savoir d’anciens pays communistes comme la Pologne et la République tchèque, reconnaissants aux États-Unis de les avoir libérés de la domination soviétique.
Au Moyen-Orient, une division semblable s’est creusée, que les États-Unis ont pu exploiter. Le « vieux monde arabe » comprend les centres traditionnels de la puissance arabe – Le Caire, Damas, Bagdad, Riyad -, qui supportent mal, chacun à sa manière, la brutale intervention américaine. En revanche, les membres du « nouveau monde arabe », c’est-à-dire les florissants émirats du Golfe, ont volontiers accueilli les troupes américaines sur leur territoire et semblent heureux de bénéficier de la protection du parapluie américain, malgré une perte d’indépendance. Incontestablement, le Golfe, riche, technocratique, pro-occidental, impatient de se moderniser et de se développer, voit dans son alliance avec les États-Unis le moyen parfait de prospérer dans un pôle stratégique régional, loin des exigences, des diktats et des misères du « vieux monde arabe ».

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Le coût de l’occupation
Aucune politique impériale n’est gratuite. L’Amérique comme Israël paient un prix très élevé pour leurs guerres coloniales. Aux États-Unis, il n’est pas exagéré de dire que la présidence Bush est profondément ébranlée par les conséquences de la guerre en Irak – son coût exorbitant, les pertes qu’elle entraîne et les nombreux scandales qu’elle fait apparaître. La popularité de Bush est en déclin, et la manière dont son administration a conduit la guerre et gère l’après-guerre est de plus en plus critiquée. Sa réélection, en 2004, semble désormais très compromise.
Le dernier épisode de ce drame est l’enquête ordonnée par le département de la Justice pour savoir qui a indiqué aux médias que l’épouse de l’ancien ambassadeur Joseph Wilson, un opposant à la guerre de Bush, était un agent secret de la CIA. Il se pourrait que la Maison Blanche ait elle-même organisé la fuite afin de se venger de Wilson, qui a démontré que les accusations de Bush selon lesquelles l’Irak aurait acheté au Niger de l’uranium enrichi ne tenaient pas debout.
Israël, auquel les États-Unis, qui se comportent aujourd’hui avec la même brutalité en Irak, laissent les coudées franches, continue à persécuter les Palestiniens et à leur voler leur terre. Comment les Israéliens peuvent-ils ne pas se rendre compte que la haine qu’ils engendrent chez les Arabes et les blessures qu’ils infligent à leur propre société menacent inévitablement leur survie à long terme ?

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