De Bagdad à Damas

Déclenché officiellement en réponse à un attentat suicide, le raid israélien sur la Syrie, maillon faible de « l’axe du Mal », s’inscrit au coeur de la « lecture » américaine de la région. Décryptage.

Publié le 13 octobre 2003 Lecture : 4 minutes.

En survolant à deux reprises Damas et son palais présidentiel, dans la nuit du 4 au 5 octobre, à l’aller et au retour d’un raid aussi spectaculaire que symbolique à vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de la capitale syrienne, les jets israéliens ont brusquement réveillé des souvenirs vieux de trente ans. Depuis la guerre d’octobre 1973, en effet, pas un seul coup de feu n’avait été tiré de part et d’autre de la frontière, en dépit de l’occupation continuelle par Tsahal des hauteurs du Golan. Réduit pour l’essentiel cette dernière décennie aux dimensions de l’État d’Israël et de l’Autorité palestinienne, le champ de bataille serait-il à nouveau, et dans un contexte autrement plus volatil qu’autrefois, en voie de régionalisation ? Est-on à la veille d’une nouvelle conflagration israélo-arabe majeure, ainsi que déjà le laissent entendre certains analystes ? Sans doute pas, même si, à l’évidence, le commentaire de Sharon-Terminator, le Premier ministre israélien, à propos de ce nouveau coup d’éclat donne du grain à moudre à ceux qui prédisent le pire et encore le pire : « Nous avons le droit de frapper nos ennemis n’importe où, avec n’importe quel moyen »…
Officiellement, selon Tel-Aviv, le raid du 5 octobre a été déclenché en réponse au carnage provoqué la veille dans un restaurant de Haïfa par une kamikaze palestinienne (19 morts), opération de terrorisme pur revendiquée par le Djihad islamique. En fait, à y regarder de plus près, le lien entre ces deux événements est ténu, pour ne pas dire inexistant. La cible visée, au creux d’une vallée, non loin de la localité d’Aïn Saheb, est un camp d’entraînement quasi désaffecté, utilisé autrefois par le Front populaire de libération de la Palestine, commandement général (FPLP-CG), l’organisation ultraradicale d’Ahmed Jibril. Certes, le Djihad islamique, tout comme le Hamas, le FPLP-CG et une demi-douzaine d’autres groupes palestiniens entretiennent à Damas des « bureaux d’information ». Contraints par les autorités syriennes d’adopter un profil bas, ils ont réduit leurs activités, et chacun sait, à commencer par les Israéliens, que le recrutement et les décisions opérationnelles – du type de celle qui a débouché sur l’attentat du 4 octobre – s’effectuent à l’intérieur même des Territoires occupés. Enfin, il n’est nul besoin pour devenir kamikaze d’en passer par un camp d’entraînement : la haine, le sentiment de vengeance et l’appel du martyre suffisent. Dans le fond et quoi qu’ils en disent, Ariel Sharon et ses partisans conviennent, à l’instar du Financial Times, que « même si la Syrie devenait la Suisse, les problèmes d’Israël resteraient strictement les mêmes ».
Pourquoi donc, dans ces conditions, avoir décidé de frapper au-delà de la frontière Nord, en représailles à un attentat dont l’auteur n’a peut-être jamais mis les pieds à Damas ? Pour des raisons de commodité tout d’abord : empêché pour l’instant par Washington de mettre à exécution son projet d’expulsion de Yasser Arafat, cet adepte du « tout-militaire » qu’est Ariel Sharon cherchait une riposte à la hauteur de l’attaque. Un peu à court de cibles spectaculaires dans les Territoires occupés, il a choisi l’option syrienne parmi d’autres – de préférence au Liban, sans doute jugé trop banal.
Maillon faible de « l’axe du Mal », la Syrie est dirigée par un homme, Bachar el-Assad, tenté d’adopter les postures de son père sans en avoir la légitimité ni les moyens militaires – son arsenal est globalement aussi obsolète que l’était celui de Saddam Hussein. Privé de riposte directe ou indirecte (via le Hezbollah par exemple), au risque de subir un raid beaucoup moins symbolique que celui du 5 octobre, le régime de Damas est en outre tenu en haute suspicion par les faucons et autres « neocons » de l’exécutif américain. À Washington, un fort lobby pro-israélien au sein du Congrès cherche depuis des mois à faire adopter le « Syria Accountability Act », un régime drastique de sanctions économiques grâce auquel la Syrie sera, selon lui, forcée de démanteler ses « armes de destruction massive » et de fermer les représentations palestiniennes radicales. Enfin, les récentes déclarations du proconsul américain de Bagdad, Paul Bremer, affirmant que la moitié des « terroristes islamistes » arrêtés en Irak provenaient de Syrie (alors même que ce pays a notoirement collaboré avec les services secrets US dans leur lutte contre les réseaux d’el-Qaïda) ont été perçues par les dirigeants israéliens comme une sorte de feu vert implicite. Bombarder un objectif non loin de Damas devenait dès lors non seulement possible mais licite, car s’inscrivant au coeur de la « lecture » américaine de la région.
Dire qu’Israël s’est adapté avec une extraordinaire facilité à la révolution post-11 septembre imposée par les États-Unis est un euphémisme. Sharon et ses hommes ont immédiatement vu tout le profit qu’ils pouvaient tirer de ce bouleversement qui a fait voler en éclats les notions de droit international et de responsabilité des États. Tout est désormais possible au nom du combat universel contre la terreur, y compris de transformer ce qui est à la fois un conflit colonial endogène nourri par trente-six ans d’occupation et le choc de deux nationalismes en une guerre contre le terrorisme. Ce renversement, qui fait d’Arafat un Ben Laden bis et de la Syrie une banlieue de l’Irak, relève certes de la tactique plus que de la stratégie, mais il a, aux yeux des dirigeants israéliens, un triple mérite : celui de coller parfaitement à la « vision » bushienne du Moyen-Orient, celui de torpiller au passage la « feuille de route » et celui d’être demain utilisable, à quelques variantes près, contre cet « ennemi absolu » qu’est l’Iran – le dernier pays à réclamer l’effacement de l’État d’Israël. Un pas de plus a été franchi le 5 octobre dans cette direction, avec la bénédiction explicite de George W. Bush (« Israël a le droit de se défendre et ne doit souffrir d’aucune restriction quand il s’agit de protéger la patrie ») et la complicité tacite de la plupart des régimes arabes. Une connivence malgré soi, un peu honteuse, un peu poisseuse certes, mais bien réelle et nourrie chaque jour d’un peu plus d’impuissance et d’un peu plus de peur.

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