Économie : et pourtant, elle tourne !

Publié le 13 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

Malgré la guerre civile larvée et la partition du pays, la Côte d’Ivoire est sans doute parvenue à éviter une descente aux enfers. Les experts n’en reviennent pas, mais c’est ainsi : l’économie ivoirienne continue de fonctionner. Beaucoup mieux, en tout cas, qu’on pouvait le craindre après la tentative de putsch du 19 septembre 2002.
Deux documents témoignent de cette surprenante résistance de la principale économie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). L’un est le rapport annuel 2002 que le Comité monétaire de la zone franc a publié en septembre 2003 (il traite également de l’année en cours). L’autre est une actualisation du modèle statistique Jumbo de l’Agence française de développement (AFD), qui vient de sortir sous le titre : Perspectives économiques et financières de la zone franc (à fin juillet 2003). Tous deux concluent qu’il ne manque plus qu’un seul ingrédient pour que la croissance revienne : la paix.
Certes, la situation est encore loin d’être florissante – comment pourrait-il en être autrement ? Le funeste « 19 septembre » a en effet cassé net une reprise incontestable. Il faut savoir que, jusque-là, le programme conclu avec le FMI était impeccablement respecté. À la fin du mois d’août 2002, la Côte d’Ivoire faisait face aux échéances de remboursement de sa dette, affichait un budget légèrement excédentaire et des avoirs nets en progression de 110 % par rapport à l’année précédente (778,1 milliards de F CFA, 1,2 milliard d’euros environ). La rébellion a bouleversé la donne : la croissance est devenue négative, puisque l’année s’est achevée sur un déficit budgétaire de 0,6 % et sur un recul de 1,2 % (1,8 %, selon le FMI) du Produit intérieur brut (PIB), quand l’ensemble de l’Afrique subsaharienne progressait de 3,3 %. La suspension des relations avec les institutions financières internationales, les manifestations à répétition et les combats ont fait des ravages dans les secteurs industriel (entre – 20 % et – 30 %) et touristique (chute du trafic aérien de 21 %). C’est le Nord qui a le plus souffert. Son enclavement et la paralysie du système bancaire ont nui aux récoltes de coton et de canne à sucre. Et son industrie ne tourne, aujourd’hui encore, qu’à 40 % de ses capacités.
Mais les statistiques sont formelles : la Côte d’Ivoire a eu de la chance. La production pétrolière a crû de 161 % et celle de gaz de 38 %, au moment précis où les cours du baril s’envolaient. L’huile de palme (+ 19 %), le caoutchouc (+ 7,5 %), mais aussi les cultures vivrières (+ 3,1 %) ont réalisé des prouesses. Mais le véritable sauveur de l’économie ivoirienne a été le cacao. D’abord, parce que la récolte a été bonne. Ensuite, parce que les cours ont augmenté de 65,6 %, en moyenne. Enfin, parce que des « couloirs sécurisés » ont pu être mis en place, en dépit des barrages « patriotiques », entre les régions de production et les ports de San Pedro et d’Abidjan. Tout se passe « comme si la guerre n’avait pas lieu », estime l’AFD. Cette manne providentielle a permis d’injecter la bagatelle de six points de PIB dans les campagnes du Sud. Et le premier semestre 2003 a confirmé ces heureuses tendances cacaoyères.
Les bonnes surprises ne viennent d’ailleurs pas uniquement du secteur agricole. « L’un des paradoxes de ce conflit militaro-politique, souligne encore l’AFD, est que l’électricité a continué d’être distribuée et payée quasi normalement, dans le nord comme dans le sud du pays. » Même l’appareil statistique n’a rien perdu de son efficacité : « Il y a dans cette capacité à poursuivre la production statistique, malgré les troubles, un signe d’espoir pour l’avenir. » L’inflation, que certains augures attendaient à 7 %, ne dépassait pas, au mois de juin, 4,2 %. Enfin, les recettes fiscales ont, contre toute attente, progressé de 5 % en 2002 et de 6 % au cours du premier semestre de cette année. « La Côte d’Ivoire vient de traverser trois trimestres de crise politique intense, dont les conséquences économiques apparaissent jusqu’ici moins importantes que ce que l’on pouvait craindre », conclut l’AFD.
Tous les économistes en sont d’accord : c’est avant tout la présence des troupes françaises qui a permis d’éviter le pire et a rendu possible la poursuite de l’activité. Au moment où les accords de Marcoussis semblent proches de l’impasse, il est réconfortant de constater que les arriérés de paiements de la Côte d’Ivoire à l’égard des bailleurs de fonds ne sont pas très importants : le redémarrage des concours financiers devrait donc être rapide et efficace. À condition, bien sûr, que la paix se consolide. Car les scénarios esquissés par l’AFD ne sont pas idylliques pour autant !
Le premier se fonde sur l’hypothèse que la normalisation de la situation, tant sur le plan politico-militaire qu’économique, serait une réalité à la fin du mois de juillet 2003. Ce qui supposait la restauration de l’intégrité territoriale et de la liberté de circulation, la reprise totale du trafic routier et ferroviaire avec le Burkina et le Mali, et la reprise des relations avec les bailleurs de fonds. Ce scénario « optimiste » – qui prévoyait tout de même un nouveau recul du PIB de 4,4 %, cette année – était conforté par les prévisions du Credit Lyonnais Rouse Research, à Londres. Cet organisme spécialisé, entre autres, dans l’analyse des marchés des matières premières tablait en effet sur une bonne récolte de cacao. Dans ces conditions, la croissance serait logiquement repartie sur un bon rythme : + 4,3 % en 2004.
À l’inverse, le scénario « catastrophe » repose sur l’hypothèse que l’effondrement du processus de normalisation (celle-ci étant repoussée au premier semestre 2004) perturbera sérieusement la récolte du cacao et perpétuera la partition du pays. Dans ce cas, les investissements publics sont divisés par deux. La croissance baisse de 12 % en 2003 et ne progresse que de 1,9 % l’année suivante.
Le scénario « médian », qui apparaît comme le plus vraisemblable aux experts français, table sur une normalisation complète en septembre 2003 et sur une reprise de l’activité économique à la fin de l’année. Dans ce cas, ni la consommation ni l’investissement ne reprennent franchement. Le PIB recule de 7,1 % en 2003 et progresse de 5,1 % en 2004. Mais la fracture entre le Nord et le Sud ne se réduit pas assez rapidement. « Le scénario qui se déroule sous nos yeux est plutôt celui de la reprise des activités chacun chez soi », observe l’AFD.
Il n’y a donc pas de quoi pavoiser. Le Comité monétaire de la zone franc prévoit, pour sa part, une baisse de la croissance comprise entre 2 % et 3 %, ce qui aurait pour conséquence, dans tous les cas de figure, de faire dérailler le budget de l’État. Le budget adopté le 2 juillet repose en effet sur l’hypothèse d’une progression de 1 % du PIB. Il est en équilibre et en recul de 22 % par rapport à celui de l’année précédente. Un éventuel dérapage se traduirait par un besoin de financement de l’ordre de 380 milliards de F CFA. Qui bouchera le trou ? Sûrement pas le FMI ni la Banque mondiale, qui attendront d’y voir plus clair dans les comptes par trop opaques de l’État ivoirien : celui-ci n’a-t-il pas, en 2002, dépensé au moins 212 milliards de F CFA pour faire face à la « situation de guerre » ? L’Union européenne ne devrait pas non plus voler au secours du président Gbagbo. Elle finance actuellement un audit de la filière cacao (ARC, FRCC, BCC) pour s’assurer que celle-ci n’a pas contribué pour plus de 10 milliards de F CFA aux achats d’armes du gouvernement.
Il ne reste plus guère que la France pour jouer les pompiers de service. Elle devra accroître son effort militaire et injecter des crédits afin de maintenir l’activité à un niveau convenable, éviter une aggravation de la paupérisation (dans ce domaine, la Côte d’Ivoire a fait un bond en arrière de dix ans) et empêcher la fuite des investisseurs. Mais il va de soi qu’un pays ainsi placé sous perfusion militaire et financière perd de facto une bonne partie de sa souveraineté. « Patriotes » et « rebelles » ne devront donc pas s’étonner si Paris s’efforce de peser sur le débat politique ivoirien. Pour sortir de cette situation, le meilleur moyen serait sans doute de suivre les conseils du Comité monétaire de la zone franc, qui estime que « le rétablissement d’une croissance vigoureuse de l’économie ivoirienne dépendra de la normalisation de la situation sociale et politique, dans le sens d’un renforcement du processus démocratique et de la réconciliation nationale ». À bon entendeur, salut !

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires