Adieu Marcoussis ?

En dehors du Premier ministre Seydou Diarra, aucun des protagonistes de la crise ne semble vraiment disposé à appliquer jusqu’au bout les accords de paix et de réconciliation conclus en France, le 24 janvier. Du coup, le risque d’une partition du pays aug

Publié le 13 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

« La confiance s’est évaporée, les arrière-pensées ont repris le dessus : pour faire preuve d’ »ivoiroptimisme » aujourd’hui, je ne vois pas d’autre solution que d’avaler un comprimé de Prozac. » Près de neuf mois après l’administration de ce que le président Laurent Gbagbo a appelé « le médicament de Marcoussis », ce commentaire d’un observateur pourtant modéré de la scène ivoirienne démontre à quel point la potion tarde à produire ses effets.
Dans le rôle du médecin-chef, la France s’efforce pourtant de dissiper l’impression de plus en plus pesante d’une division durable du pays, ce cap de tous les dangers vers lequel les deux protagonistes – ex-rebelles et pouvoir en place – semblent se diriger. « Le train circule entre les deux zones, le gouvernement du Premier ministre Seydou Diarra travaille et, même s’ils le boycottent, les ministres des Forces nouvelles n’ont pas démissionné, assure-t-on, tant à l’Élysée qu’au Quai d’Orsay. Quant au président, il vient d’annoncer la convocation prochaine d’une concertation élargie afin de laver le linge sale en famille. Bref, le pire est exclu, même si nous restons très vigilants. »
Si le pire qui puisse advenir est bel et bien la guerre civile, les Français ont sans doute raison. Les 3 700 hommes de l’opération Licorne sécurisent efficacement, et à un coût jugé « raisonnable » (20 millions d’euros par mois), la ligne de démarcation entre le Nord et le Sud. Leur mission a d’ailleurs été étendue récemment à la ville de Bouaké, la « capitale » instable de la rébellion. En dépit des menaces croisées des deux camps, qu’il n’est pas loin de qualifier de rodomontades, le général Joana, qui commande le corps expéditionnaire, estime ainsi « à 0,5 % » la probabilité d’une nouvelle aventure guerrière. Une manière de signifier que l’armée française, forte d’un mandat onusien lui accordant toute latitude en ce domaine, n’hésitera pas à ouvrir le feu en cas de violation des accords de paix signés le 4 juillet dernier, à Abidjan.
Reste qu’il s’agit là du minimum vital, du SMIC de la paix en quelque sorte, et que, sauf à pérenniser indéfiniment l’opération Licorne – laquelle ne peut que consacrer, à terme, la partition du pays -, Paris ne saurait s’en contenter. Tout est politique donc et, sur ce plan, tout paraît bloqué. Feuille de route officiellement intouchable – mais en réalité de plus en plus sujette à caution -, le « processus de Marcoussis » ressemble à un train d’où les voyageurs ne songent qu’à sauter en marche. Au-delà de leurs divergences finalement secondaires (en tout cas solubles) avec le camp présidentiel quant au choix de tel ministre ou de tel haut fonctionnaire, les ex-rebelles des Forces nouvelles calent ainsi sur l’un des points essentiels des accords : le désarmement et la démobilisation.
Sans le dire, Guillaume Soro et ses hommes savent que leur poids politique dépend avant tout de celui de leurs fusils. Sans l’avouer, ils renâclent à mettre en oeuvre une « reddition » dont le FMI et la Banque mondiale ont fait la condition sine qua non de la reprise de leurs opérations en Côte d’Ivoire. Leur crainte est double. Ils redoutent d’abord qu’un glissement sur le seul terrain du militantisme politique (donc un abandon du militaire) ne les banalise au point de les contraindre à tirer les marrons du feu pour la grande formation traditionnelle du Nord qu’est le RDR d’Alassane Ouattara. Ensuite, plus prosaïquement, que Laurent Gbagbo ne tire profit du retour des bailleurs de fonds.
Ces réticences se sont d’autant plus accentuées – et radicalisées – que, ces dernières semaines, les tensions se sont avivées au sein des Forces nouvelles entre « militaires » et « politiques », contraignant ces derniers, en particulier Soro, à s’aligner sur des positions dures, par souci d’éviter sa propre marginalisation.
En visite en Côte d’Ivoire au début du mois d’octobre, le secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, le très sage Abdou Diouf, a pu mesurer les effets de cette attitude de défiance. Campant sous son arbre, Soro a exigé, après quelques tergiversations, que l’ancien chef de l’État sénégalais vienne lui rendre visite « chez lui », à Bouaké. Ce à quoi Diouf ne pouvait évidemment consentir, au risque de légitimer une sorte de capitale bis. Au risque aussi d’être applaudi par des porteurs de pancartes sur lesquelles aurait été inscrit « Gbagbo dehors ! »
Gravés dans un marbre de plus en plus friable, les accords de Marcoussis sont également mis à mal à Abidjan. Le problème de Laurent Gbagbo est à la fois fondamental – nul n’ignore que le président ivoirien a été contraint d’avaliser ces accords, qu’il considère comme intrinsèquement pervers – et purement électoraliste. La feuille de route prévoit en effet que l’article 35 de la Constitution relatif aux conditions d’éligibilité du chef de l’État soit modifié pour permettre – chacun l’aura compris – à l’opposant Alassane Ouattara de se présenter en octobre 2005. Une perspective qui n’enchante guère, on l’imagine, Gbagbo, qui, sur ce point crucial, a décidé d’appliquer une sorte de service minimum. Autant il s’est engagé personnellement pour faire adopter la loi d’amnistie (prévue, elle aussi, par les accords de Marcoussis), autant il se contentera ici de transmettre, tel un greffier, le projet à l’Assemblée nationale. En espérant qu’il se perdra vite dans le maquis procédural ivoirien.
Pour qu’une modification de la Constitution soit entérinée, il faut en effet que les deux tiers des députés y soient favorables – ce qui est loin d’être acquis, en dépit des engagements pris en ce sens à Marcoussis par le parti de Gbagbo. Puis, une fois cette approbation acquise, qu’un référendum national la confirme. Or la tenue d’une telle consultation suppose le retour préalable à l’unité territoriale et administrative de l’État, ce qui n’est pas pour demain. Si l’on ajoute à cela les réserves, pour le moins, du président ivoirien et de son entourage quant aux dispositions de Marcoussis relatives au foncier rural et aux conditions d’accession à la nationalité, on est en droit de se demander si l’échéance électorale d’octobre 2005 sera respectée. Même si, de part et d’autre de la « zone de confiance », on souhaite tout simplement qu’elle le soit. Premier ministre de consensus à qui ces fameux accords signés le 24 janvier 2003 interdisent explicitement de se présenter à la présidentielle, Seydou Elimane Diarra serait-il finalement le seul, en Côte d’Ivoire, à y croire encore ?
À Paris, où aucune solution de remplacement n’est pour l’instant prévue en cas de déraillement du train de Marcoussis, on se veut toujours « raisonnablement optimiste ». Fort du soutien de la communauté internationale, on se persuade en outre que les acteurs ivoiriens jouent à se faire peur et sauront, mus par un réflexe de survie, s’arrêter à temps. Reste que les Français, en cette affaire, ne parlent pas toujours d’une seule voix : entre l’Élysée et le Quai d’Orsay, par exemple, il existe plus que des nuances sur la façon de traiter le « cas » Gbagbo (lequel pourrait, sous certaines conditions, être reçu en visite officielle à Paris, en novembre), le « cas » Soro (jugé complexe, incontrôlable, mais pour l’instant incontournable), voire le « cas » Ouattara (qui tour à tour agace et séduit).
« En Côte d’Ivoire comme ailleurs, nous ne choisissons pas un homme, nous choisissons une solution. Mais nous sommes conscients du fait qu’il n’y a pas de solution sans hommes pour l’appliquer », explique un haut fonctionnaire proche du dossier. La solution, c’est bien évidemment Marcoussis. Mais faute d’hommes et de volonté, il se pourrait bien que Marcoussis soit une impasse. Dès lors, il n’y aura plus que deux issues : la dislocation de la Côte d’Ivoire ou sa partition revendiquée et assumée – sous la forme, pourquoi pas, d’une fédération. Y a-t-on bien réfléchi ?

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