À terreur, terreur et demie

Point d’orgue d’une série d’opérations meurtrières, la prise d’otages de l’école de Beslan, pour odieuse qu’elle soit, répond aux crimes commis par l’armée de Vladimir Poutine dans la république caucasienne.

Publié le 13 septembre 2004 Lecture : 8 minutes.

Le 3 septembre 2004 est-il à la Russie ce que le 11 septembre 2001 fut aux États-Unis ? Au lendemain de l’effarant carnage (336 morts à ce jour, dont 156 enfants) par lequel s’est conclue la prise d’otages de l’école de Beslan, en Ossétie du Nord (république de la Fédération de Russie), lui-même précédé du crash de deux avions de ligne le 24 août (90 morts) et d’un attentat suicide près d’une station de métro moscovite le 31 août (10 morts), le président Vladimir Poutine n’a pas hésité à faire l’amalgame. « Le 11 septembre 2001 a constitué une terrible défaite pour les agences de renseignements américaines. Aujourd’hui, c’est la nôtre », a-t-il déclaré dans une allocution télévisée, le 4 septembre.
Le président russe n’a pas employé un « nous » de majesté, mais un « nous » collectif, typique de l’ère soviétique. Car l’échec est dû, à l’en croire, à la déficience des services secrets, à la corruption de la police qui ferme les yeux sur les allées et venues d’individus suspects, à l’absence d’un système de sécurité efficace (dont il promet de doter le pays à l’avenir), au gouvernement « qui n’a pas su protéger » ses concitoyens. En aucun cas à son chef…
Derrière la tuerie de Beslan, sans précédent par le nombre des otages détenus (près de 1 200 personnes) comme par la cruauté avec laquelle ces derniers, des enfants pour la plupart, ont été traités, Poutine veut voir l’oeuvre de forces d’autant plus obscures qu’elles sont extérieures à la Russie : le terrorisme international (entendez : el-Qaïda), voire « certains pays » qui chercheraient à « affaiblir » la Russie (comprenez : ceux des Occidentaux qui accordent du crédit ou l’asile politique à des leaders tchétchènes en exil). En aucun cas le résultat de la politique qu’il mène en Tchétchénie depuis 1999.
Pourtant, le jusqu’au-boutisme des terroristes répond aux crimes commis par les forces russes depuis que la Tchétchénie, république de la Fédération de Russie, revendique son indépendance. Déjà, bien avant 1991 et la désintégration de l’Union soviétique, cette « marche » stratégique de l’empire tsariste, peuplée de musulmans, opposait à ses colonisateurs une résistance farouche. C’était au milieu du XIXe siècle…
Comme tous les peuples du Caucase, les Tchétchènes restent marqués par l’ère stalinienne. Entre 1943 et 1944, le « petit père des peuples » en déporta un grand nombre en Sibérie ou en Asie centrale avec près de deux millions de personnes (Kalmouks, Ingouches, Tatars, Balkars…) accusées d’avoir collaboré avec les Allemands. Certains revinrent à la mort de Staline, retrouvant des territoires remodelés au gré des caprices de la direction soviétique. La cohabitation de ces peuples que les communistes voulaient « frères », mais qui, pour certains, s’abominent (comme les Ossètes, chrétiens, et les Ingouches, musulmans, qui se sont affrontés en 1992), demeure très tendue.
La Tchétchénie est donc l’épicentre d’une région convulsée, où les conflits interethniques et les tentations sécessionnistes (celles de l’Ossétie du Sud, qui cherche à se détacher de la Géorgie ; celles de la Tchétchénie vis-à-vis de la Fédération de Russie) peuvent s’exacerber à tout moment.
En Tchétchénie, deux guerres ont causé la mort de 250 000 personnes, des civils pour la plupart. La première, déclenchée par Boris Eltsine en décembre 1994, s’est conclue par un accord de paix en août 1996, après une défaite cuisante de l’Armée russe. De la seconde, provoquée en octobre 1999 par un Poutine désireux de laver cet affront pour « doper » sa candidature à la présidence, on ne voit pas la fin.
Le vainqueur du premier conflit, Aslan Maskhadov, un brillant chef de guerre, élu président en 1997 et d’abord reconnu comme tel par Moscou, est aujourd’hui réfugié dans les montagnes. Sa modération lui a été fatale au fur et à mesure que le conflit se faisait plus meurtrier. Il est aujourd’hui débordé par les tenants d’une ligne plus dure : non seulement par les islamistes de Chamil Bassaiev (le chef de guerre qui a revendiqué la prise d’otages du théâtre de Moscou, en octobre 2002), mais aussi dans son propre camp. Maskhadov est désormais plus populaire en Occident ou parmi ses compatriotes en exil qu’au sein de la population tchétchène.
En son temps, même le bouillant Boris Eltsine avait fini par négocier, dépêchant sur place le général Lebed, partisan d’une issue honorable pour une armée russe en déliquescence. En refusant toute négociation, fût-ce avec Maskhadov, Poutine a opté pour la manière forte, parlant d’aller « buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Pour reprendre son langage de soudard, beaucoup se demandent aujourd’hui si, en refusant tout dialogue, il ne s’est pas coincé la tête dans la cuvette.
La situation semble en effet sans issue. Le président, persuadé que les Russes, par atavisme, ont besoin d’être dirigés par un homme à poigne, n’a pas la moindre intention d’infléchir sa politique. D’ailleurs, la tragédie de Beslan a montré, par la confusion qui entoure les circonstances de l’assaut (« improvisé », « inattendu », ont indiqué ses protagonistes !), que, tout ancien chef du KGB qu’il est, Poutine n’a pas été capable de réorganiser des services secrets, des forces spéciales, une armée et des ministères empêtrés dans les éternels travers de la bureaucratie russe.
Plus grave : les deux camps, aussi bien les militaires russes sous-payés que les miliciens tchétchènes prorusses, ont tout intérêt à prolonger un conflit aux retombées lucratives : détournements des fonds alloués par l’État pour la reconstruction de la province, contrôle des flux de pétrole extraits du sol tchétchène, enlèvements crapuleux visant à extorquer une rançon à des familles éplorées…
La politique du Kremlin, fondée sur la répression féroce et sur la « tchétchénisation », fait long feu. La solution sur laquelle tout l’édifice poutinien reposait s’est effondrée le 9 mai dernier, avec l’assassinat d’Akhmad Kadyrov, le « président » imposé par des élections truquées à cette république croupion. Déjà, son successeur, Alou Alkhanov, est menacé de mort par les chefs de guerre tchétchènes, qui se laissent, pour certains, tenter par l’islamisme.
Contrairement à ce que prétend Poutine, « l’ennemi », éclaté en mouvements qui tiennent davantage du brigandage que de la politique, est de moins en moins structuré. Donc de plus en plus dangereux. Sur le plan militaire, il ne peut plus rien. Il en est réduit à tenter d’étendre le conflit aux républiques voisines (Daghestan, Ingouchie, Ossétie) par des incursions déstabilisatrices et à mener des actions désespérées.
Comme ces femmes kamikazes, surnommées « les veuves noires », car elles cherchent à venger la mort d’un mari ou d’un fils tué par les fédéraux russes. Ainsi, ce sont deux habitantes de Grozny qui auraient déclenché leurs ceintures d’explosifs à bord des avions reliant Moscou à Sotchi, et la capitale à Volgograd, le 24 août. C’est aussi une kamikaze qui est l’auteur de l’attentat commis près de la station de métro Rijskaïa, à Moscou, le 31 août.
La sauvagerie du commando qui a pris d’assaut l’école de Beslan témoigne d’un même désespoir. Ces zvieri (« bêtes sauvages »), comme les appellent les Russes, se sont montrés inhumains envers les enfants qu’ils détenaient, ne les autorisant pas même à boire, n’hésitant pas à les entourer d’explosifs et à abattre des adultes sous leurs yeux.
Qui sont ces hommes capables d’actes aussi barbares ? Poutine veut y voir, plutôt que des Tchétchènes, des affidés du terrorisme international. Il s’appuie notamment sur la revendication du double crash aérien du 24 août et de l’attentat du 31 par les Brigades Islambouli, un groupe islamiste qui s’était manifesté au Pakistan en août, ainsi que sur la troublante simultanéité des explosions des avions, qui rappelle le mode opératoire d’el-Qaïda. Quant aux preneurs d’otages de Beslan, ils ont d’abord été décrits par le porte-parole de Poutine pour le Caucase et par d’autres responsables comme des « Arabes, dont des Turcs » (sic) pour dix d’entre eux et « un Noir sans doute d’origine africaine » (re-sic). Aucune preuve n’est venue étayer ces affirmations, certains suggérant que le Noir en question pourrait tout simplement être un individu retrouvé carbonisé dans les décombres… Le surlendemain, le FSB reconnaissait officiellement l’absence d’Arabes dans le commando.
Il est vrai, néanmoins, que des combattants tchétchènes ont lutté aux côtés des talibans en Afghanistan et qu’une poignée de militants islamistes (que les Russes appellent « wahhabites ») ont fui ce pays lors de la chute du mollah Omar, se réfugiant en Tchétchénie ou en Géorgie. L’on prête aussi à Chamil Bassaiev, qui s’est flatté d’entraîner des équipes de femmes kamikazes, des liens financiers avec des États du Golfe et du Moyen-Orient, voire avec el-Qaïda, via le cheikh Abou Omar al-Seif. En 1995, Bassaiev a formé une alliance avec le djihadiste saoudien Khattab, de retour d’Afghanistan. Les deux hommes ont dirigé, en 1999, une rébellion armée au Daghestan avant que Khattab soit « liquidé » en avril 2002. Les services de renseignements occidentaux estiment que moins de 20 % de la population tchétchène éprouve de la sympathie pour la mouvance islamiste. Le combat reste, avant tout, celui de l’indépendance nationale.
Mais il est très utile, pour le président Poutine, de prétendre le contraire. Il s’attire ainsi la sympathie d’une Amérique elle aussi en guerre contre le terrorisme, et la compréhension d’un Ariel Sharon qui entend garder les mains libres dans les Territoires. Il conserve avec la France et l’Allemagne la relation privilégiée née de leur opposition commune à la guerre de Bush en Irak. Poutine joue sur tous ces paradoxes pour faire « oublier » les ignominies de son armée et les atteintes aux droits de l’homme. Lorsque le ministre néerlandais des Affaires étrangères, s’exprimant au nom de l’Union européenne (UE), dont son pays assure la présidence, a demandé à la Russie des explications sur la manière dont l’assaut avait été mené à Beslan, son homologue russe Sergueï Lavrov a crié au « blasphème » ! Résultat : le Néerlandais, comme l’UE, ont fait machine arrière et invoqué un « malentendu ». Personne, en Occident, ne trouve intérêt à se fâcher avec Poutine.
Sa popularité en Russie (70 % dans les sondages) ne devrait pas trop pâtir des tragiques épisodes de ces dernières semaines. Ses compatriotes sont tristement habitués à voir leurs dirigeants faire peu de cas de la vie humaine et à lancer des assauts quelles qu’en soient les conséquences pour les otages plutôt que de chercher à négocier. Leur ressentiment ne peut venir que du constat que, cette fois, les victimes sont des enfants et que leur président n’a pas su trouver des solutions propres à assurer leur sécurité. La chance de Poutine, c’est d’être le seul choix possible. Face à lui, l’opposition, défaite aux élections législatives de décembre 2003 et divisée, est exsangue. Nul ne se montre surpris que le président ait rejeté l’idée même d’une commission d’enquête pour établir les responsabilités dans le drame de Beslan.
Enfin, la manière dont Vladimir Poutine a mobilisé les Russes en organisant une manifestation à Moscou, le 7 septembre, montre qu’il est prêt à jouer sur l’orgueil et le chauvinisme grand-russiens (« la Russie ne se mettra pas à genoux devant les terroristes ») et à utiliser la propagande de l’ère soviétique (en comparant cette guerre contre le terrorisme à la « victoire sur le fascisme » en 1945) pour faire oublier ses coupables erreurs.

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