Ouattara, Bédié, Gbagbo… et moi

Alors que le poker menteur se poursuit entre les acteurs de la crise, le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, toujours retenu en France, tire la sonnette d’alarme. Et n’épargne personne. Surtout pas ses amis de l’ex-rébellion.

Publié le 13 septembre 2004 Lecture : 9 minutes.

Il était sergent-chef dans les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), lorsqu’il a participé au putsch qui a renversé l’ancien président Henri Konan Bédié il y a presque cinq ans. Ibrahim Coulibaly, dit « IB », aujourd’hui âgé de 40 ans, a continué à jouer un rôle important dans le destin de son pays puisqu’il a été l’un des organisateurs de la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002, à l’origine de la crise qui secoue toujours la Côte d’Ivoire. Soupçonné de recruter des mercenaires, il est arrêté à Paris en 2003. Il y vit toujours, à la disposition de la justice française, ce qui ne l’empêche pas de suivre de près les soubresauts politiques ivoiriens. Entretien.

Jeune Afrique/l’intelligent : Le sommet sur la Côte d’Ivoire tenu à Accra (Ghana), fin juillet, a donné naissance à un nouvel accord. Qu’en attendez-vous ?
Ibrahim Coulibaly : Je pense que c’est l’étape définitive qui va permettre enfin l’application des accords de Marcoussis, si toutes les composantes du paysage politique ivoirien se décident enfin à agir. D’une part, un calendrier a été fixé, d’autre part, les
Nations unies sont concrètement impliquées dans le processus, et je leur fais confiance. Si les dates butoirs ne sont pas respectées, il y aura des sanctions. Cela va peut-être
faire fléchir les récalcitrants.
J.A.I. : L’engagement de la communauté internationale ne signifie pas pour autant l’adhésion de tous les partenaires ivoiriens à un processus que certains récusent
I.C. : Si l’on veut sauver notre belle Côte d’Ivoire, il va falloir que tout le monde s’y mette. Aujourd’hui, des deux côtés, les populations sont fatiguées de la guerre. Tous les camps doivent maintenant accepter les accords de Marcoussis dans l’intérêt du peuple ivoirien.
J.A.I. : Donc, vous êtes d’accord pour le désarmement ?
I.C. : Bien sûr, mais il faut d’abord que les réformes et les nouvelles lois soient votées. Ensuite, nous pourrons parler de désarmement. S’il surgit un problème, ce sera
parce que l’Assemblée nationale a pris du retard.
J.A.I. : Ne croyez-vous pas que, malgré tout, il restera suffisamment d’armes en Côte d’Ivoire pour déstabiliser n’importe quel pouvoir ?
I.C. : Je reconnais que l’opération n’est pas facile. Il faut réinsérer les jeunes combattants dans de bonnes conditions, pour leur permettre d’envisager l’avenir. Ils ne doivent pas craindre de se faire exécuter une fois qu’ils auront rendu leurs armes, ni de se retrouver plongés dans la misère.
J.A.I. : Que faire des petits chefs de guerre qui se comportent souvent comme des proconsuls dans leur secteur ?
I.C. : C’est bien dommage que je sois assigné à résidence ici, en France. Au début de la rébellion, il n’y avait qu’un seul chef pour donner des ordres et la discipline régnait
partout, comme dans une armée régulière. Ensuite, les hommes ont eu les mains trop libres. Mais lorsque les choses rentreront dans l’ordre, que tous les politiques tiendront le même discours, que le désarmement sera fait et la réintégration terminée, ils seront obligés de rentrer dans le rang.
J.A.I. : À quel moment les choses ont-elles basculé ?
I.C. : Lorsque j’ai été arrêté [le 1er septembre 2003, NDLR]. J.A.I. : Vous pensez que ces hommes vont accepter de rendre les gros 4×4, les belles limousines et les grandes
maisons « réquisitionnées » ?
I.C. : Ils seront obligés ! Il faut que le pays soit réunifié. Il y aura une nouvelle armée, formée de l’ex-rébellion et des Fanci. Si ces biens leur appartiennent, ils les garderont, sinon ils seront contraints de les rendre à leurs propriétaires.
J.A.I. : Mais les soldes ne permettront jamais de maintenir leur actuel train de vie
I.C. : Lorsque j’ai mis ce mouvement de rébellion sur pied, je n’ai promis à personne qu’il allait s’enrichir. Il s’agissait de conquérir l’égalité et la justice, pas de
profiter indûment d’avantages matériels.
J.A.I. : Que fait-on pour maintenir la ligne initialement arrêtée ?
I.C. : Je suis loin du pays, et je ne sais pas ce qui se passe exactement. Aujourd’hui, les responsables sur le terrain sont souvent débordés. Ils ont des problèmes d’argent et de plus en plus de mal à convaincre la population qu’ils sont venus pour instaurer la démocratie. Il est vrai qu’on ne peut pas prétendre lutter contre le racket en le pratiquant soi-même.
J.A.I. : Lors de l’élection présidentielle, les Forces nouvelles auront-elles un candidat ?
I.C. : Il n’en est pas question, ce n’est pas dans notre programme. Nous ne sommes même pas un parti politique et ce n’était pas notre ambition. Je vous répète que nous avons
voulu simplement ramener la démocratie en Côte d’Ivoire, faire cesser l’impunité et donner
des droits égaux à tous les Ivoiriens. Nous voulons des élections libres et transparentes, et le droit de vote pour tous les Ivoiriens.
J.A.I. : Avez-vous un candidat favori ?
I.C. : Je garde cela pour l’avenir [rires] mais je suis militaire, et je ne pense pas devoir m’insérer dans une quelconque campagne électorale.
J.A.I. : Vous êtes toujours militaire, vous n’avez pas été rayé des cadres ?
I.C. : Oh, je ne sais pas Il est vrai que j’ai démissionné de mon poste d’attaché de défense, mais mon état d’esprit reste celui d’un soldat.
J.A.I. : On reproche beaucoup de choses, aujourd’hui, aux militaires de tous bords. Qui porte la responsabilité des charniers découverts à Korhogo ?
I.C. : Il y a deux hypothèses, soit la répression a été ordonnée par la direction des Forces nouvelles, soit elle est le fait d’éléments incontrôlés. Quoi qu’il en soit, la
hiérarchie des FAFN [Forces armées de Forces nouvelles] est responsable des soldats placés
sous ses ordres. Je constate donc que la branche dirigeante de la rébellion se comporte maintenant de la même manière que les sbires de Laurent Gbagbo.
J.A.I. : Ne pensez-vous pas que plus le temps passe, plus il sera difficile de réconcilier tous les Ivoiriens ?
I.C. : Lorsque la paix reviendra, il sera important que la vérité soit dite sur tous nos morts, qu’ils soient du Nord comme du Sud, connus ou pas. Il faudra peut-être des tribunaux, ou une commission Vérité et Réconciliation sur le modèle sud-africain, pour que les auteurs de massacres viennent expliquer qu’ils ont agi sur ordre et qu’ils
viennent demander pardon. Alors, les plaies pourront se cicatriser. Sinon, l’esprit de vengeance restera présent.
J.A.I. : Vous sentez-vous membre d’une communauté opprimée?
I.C. : Oui, je suis né à Bouaké, et je suis malinké, une communauté marginalisée. J’ai eu la chance d’appartenir au Corps habillé [les fonctionnaires qui portent un uniforme], donc dispensé d’aller au commissariat de police faire mes papiers, mais il est arrivé à mes frères et surs de devoir prouver qu’ils étaient ivoiriens simplement parce qu’il y a beaucoup de Coulibaly au Mali. On ne soumet jamais les Koffi ou les Guédé à ce genre de
mesures vexatoires. Il y a pourtant beaucoup de Koffi au Ghana et au Togo. C’est l’une des causes du 19 septembre, et il faut y mettre fin.
J.A.I. : Comment faire pour lutter contre le phénomène de rejet communautaire qui persiste en Côte d’Ivoire ?
I.C. : Il faut éduquer les gens, depuis l’école primaire jusqu’à l’université et, surtout, il faut voter une loi contre le racisme et la xénophobie, comme au Rwanda.
L’administration ne doit plus être autorisée à demander aux gens d’où ils viennent. Celui qui est né en Côte d’Ivoire doit pouvoir acquérir la nationalité, comme celui qui y habite depuis quinze ans, et avoir les mêmes droits que les Ivoiriens d’origine.
J.A.I. : Parlons des principaux hommes politiques ivoiriens : quel est votre sentiment sur Alassane Dramane Ouattara, d’abord
I.C. : J’ai été son garde du corps et celui de sa famille, c’est un homme que je respecte beaucoup. Il est injuste que l’on refuse le droit d’être candidat à la présidence de la République à un homme qui a été le Premier ministre de Félix Houphouët-Boigny. Pourquoi fait-il peur au point que l’on ajoute un article à la Constitution pour l’écarter de la compétition? Bien sûr, je serais heureux qu’il soit élu
J.A.I. : Avez-vous le même sentiment envers Henri Konan Bédié ?
I.C. : Oui s’il change ! S’il comprend que l’ivoirité doit être proscrite, qu’il n’y a pas de sous-Ivoiriens ni de super-Ivoiriens, et que nous sommes tous égaux. Cela fait beaucoup de « si », mais il ne faut pas se voiler la face, c’est ce qui a causé son départ. Il a semé la xénophobie et la division, voilà pourquoi il y a la guerre aujourd’hui.
J.A.I. : Un mot sur Simone Gbagbo?
I.C. : C’est une femme de caractère, elle a des prises de position souvent dures. En politique, je pense qu’il faut savoir maîtriser ses nerfs, surtout à son niveau de responsabilité politique.
J.A.I. : Que pensez-vous de Charles Blé Goudé ?
I.C. : C’est un jeune frère un peu fougueux. Comme Guillaume Soro, il a présidé la Fesci [Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire, syndicat étudiant], ils ont appris tous les deux à haranguer les foules. Ils étaient alors proches de Laurent Gbagbo.
J.A.I. : Un mot encore sur le président du Burkina, Blaise Compaoré?
I.C. : Je le considère comme mon grand frère. Il m’a aidé et conseillé au moment où j’en avais besoin. Je ne pourrai jamais l’oublier. Il m’a permis de vivre au Burkina comme chez moi.
J.A.I. : Le président ivoirien Laurent Gbagbo
I.C. : Je ne veux pas faire de commentaire, je n’ai pas envie d’attaquer cet homme directement. Je souhaite simplement qu’il applique les accords de Marcoussis et d’Accra III.
J.A.I. : Enfin, quelles relations entretenez-vous avec la France?
I.C. : Ça va C’est le pays des droits de l’homme, et j’en ai fait l’expérience. Je suis toujours sous contrôle judiciaire allégé, ce qui signifie que j’ai le droit d’aller voir
ma famille en Belgique, par exemple. J’en saurai davantage sur mon sort dans le courant du mois de septembre. Dès que j’en aurai la liberté, je rentrerai chez moi, en Côte d’Ivoire.
J.A.I. : Sans crainte ?
I.C. : Pourquoi? Je n’ai rien fait
J.A.I. : Tout de même, vous êtes l’un des auteurs du coup d’État du 24 décembre 1999, qui a renversé Henri Konan Bédié
I.C. : Et alors ? Ce coup a été salué par tout le monde. Les Ivoiriens ont chanté et dansé dans les rues. On ne l’a pas tué, on lui a simplement dit que son système divisait les Ivoiriens et qu’il lui fallait partir pour que l’unité du pays se reforme.
J.A.I. : Vous êtes aussi responsable de l’insurrection armée du 19 septembre 2002, qui a plongé le pays dans la crise
I.C. : Nous n’avons pas fait le 19 septembre pour mettre le « bazar » dans le pays, mais parce qu’il y avait des problèmes. C’est de ceux-ci qu’il faut parler et non juger un
acte de rébellion que, soit dit en passant, nous n’avions pas envisagé sur le long terme. Un coup d’État est moins meurtrier qu’une guerre.
J.A.I. : Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
I.C. : Dieu seul sait pourquoi mes éléments ont quitté Abidjan alors que la ville était tombée. Jusqu’à midi, elle était entre nos mains. Puis, quelqu’un a dit que j’avais appelé et qu’il fallait se replier sur Bouaké. Par la suite, s’il n’y avait pas eu l’armée française et ses moyens, nous aurions regagné le terrain perdu. Les Français ont sauvé Gbagbo.
J.A.I. : Et qui a sauvé Bouaké ?
I.C. : Le vrai héros, c’est Petit Kolo, le caporal-chef Coulibaly Kolo, décédé le 30 août, et personne d’autre. Lorsque le grand Nord, notamment Korhogo, a été sécurisé, j’ai demandé que l’on descende prêter main-forte à Bouaké. Je sais exactement ce qui s’est passé, car j’ai dirigé personnellement tous les combats.
J.A.I. : Depuis le Burkina Vous n’avez pas trop risqué votre peau.
I.C. : C’était stratégique. Je ne devais pas entrer en Côte d’Ivoire. J’étais le seul à avoir le statut de réfugié politique. Tous les autres vivaient sous mon toit comme exilés,
ils ont donc pu rentrer sans problème. Mon apparition en territoire ivoirien aurait immédiatement déclenché les accords de défense du pays avec la France. Je ne pouvais pas impliquer directement ceux qui m’avaient donné asile. L’attaché de défense français venait me voir tous les deux jours, pour s’assurer que je n’étais pas sur le terrain. D’ailleurs, il suffisait de voir mes hommes avec leur Thuraya [téléphone satellitaire] pour comprendre que tout était réglé depuis Ouagadougou.

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