Malek Chebel : « La France s’est enlisée dans le bourbier des preneurs d’otages »

Publié le 13 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

La cinquantaine souriante, à peine marquée par les mille vagabondages – cours, conférences, émissions de radio et de télévision… – qu’il ne cesse d’effectuer dans le monde entier à partir de son Algérie natale. Vingt livres publiés en moins d’un quart de siècle(*). Une quadruple qualification universitaire de psychanalyste, anthropologue, politologue et historien. Une Fondation pour un islam des Lumières, intronisée à l’Élysée, en voie de constitution. Et un seul sujet traité : l’homme en islam. Tout en mettant la dernière main au cycle monumental (pas moins de six ouvrages réédités, auxquels s’ajouteront un index général et un texte inédit) de son Histoire des mentalités dans le monde arabe et en islam, à paraître aux éditions Payot, Malek Chebel confirme sa passion. Ainsi que sa méthode, qui consiste à rendre lisible sans appauvrir, à éclairer une réalité complexe sans la surcharger d’une érudition inutile.
Chemin faisant, livre après livre, Chebel incarne l’image positive d’un islam cruellement malmené par l’Histoire, souvent pourchassé depuis le 11 septembre 2001, en butte tant à l’hostilité de ses adversaires qu’aux attaques des forces les plus intolérantes qui cherchent à se l’approprier.

Jeune Afrique/l’intelligent : Vous n’avez cessé de militer, notamment dans vos livres, pour l’intégration des musulmans dans la société française. Les événements entourant
l’enlèvement en Irak des deux journalistes français ne viennent-ils pas de donner un « coup de pouce » spectaculaire à votre cause, dans un contexte que personne ne pouvait évidemment souhaiter ?
Malek Chebel : Vous comprendrez sans peine qu’il n’est pas facile de s’exprimer sur un tel sujet à pareil moment. Bien sûr que les musulmans de France, pour ceux qui en auraient douté, viennent en quelque sorte de gagner leur entrée en citoyenneté ! Bien sûr qu’ils ont prouvé par leurs réactions à ces enlèvements, prétendument perpétrés au nom de
l’islam, qu’ils sont des Français à part entière avec, à leur disposition, une carte à jouer supplémentaire qui leur est propre en direction de la communauté islamique. Je ne peux que m’en réjouir.
Mais laissez-moi aussi vous dire que cette reconnaissance de leur comportement a été obtenue sur un quiproquo, et peut-être sur le dos de ces victimes expiatoires que sont les
otages. En acceptant d’associer leur libération à la question du voile, les autorités
françaises se sont enlisées dans le bourbier des terroristes.
J.A.I. : Quels sont donc vos reproches, et à qui se destinent-ils ?
M.C. : Je n’ai aucune légitimité pour adresser des reproches à qui que ce soit et je veux seulement faire quelques observations utiles en me fondant sur mon analyse personnelle
de la « complexité orientale ». D’abord, dissocier la revendication idéologique des ravisseurs de celle qui est certainement aussi la leur : la rançon. Le gouvernement français aurait dû négocier avec les ravisseurs à l’exemple des Allemands au Sahara
algérien, choisir la confidentialité, se reposer davantage sur les services compétents dont il dispose en pareil cas, mieux utiliser ses leviers traditionnels. Gérer ces enlèvements pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire l’action de groupes criminels qu’on a bien du mal à identifier. Et, surtout, ne pas rouvrir le débat sur le voile à l’occasion de
cette affaire, comme l’Armée islamique en Irak l’y invitait. Il fallait concentrer tous nos moyens sur la libération des otages en laissant flotter les voiles jusqu’à ce qu’elle soit obtenue : les groupuscules extrémistes étrangers n’ont rien à faire dans la rentrée scolaire de l’Hexagone !
En se sentant obligé d’officialiser la mission du CFCM le Conseil français du culte musulman , le gouvernement a voulu faire flèche de tout bois. Hélas ! il a surtout exhibé sa principale faiblesse, qui est de manquer de véritables conseillers aux affaires musulmanes. De n’avoir comme interlocuteurs que des adversaires et des courtisans qui cherchent, les uns tout autant que les autres, à l’instrumentaliser.
Dans cette solitude tragique éprouvée, au pire moment, face aux Arabes, on a catapulté à Amman, à côté d’un ministre des Affaires étrangères qui s’est comporté plutôt brillamment,
une organisation en perte de vitesse le CFCM qui a fonctionné comme une autorité alors qu’il s’agit d’un simple groupement d’associations dont les membres n’ont pas même été consultés. On lui a donné, en quelque sorte, le statut de « voix de la France » et on l’a autorisée à parler en son nom.
Rien ne justifiait un tel cadeau. Pour ma part, je crains deux choses : tout d’abord, qu’en faisant jouer aux musulmans de France le rôle de caisse de résonance dans le concert
des médias on ait fait dangereusement monter les enchères concernant non seulement les
deux otages français en Irak mais aussi tous les autres otages occidentaux, y compris les
deux Italiennes qui viennent d’être enlevées à Bagdad. Ensuite, qu’on n’ait pas à attendre
très longtemps la prochaine crise et qu’on risque alors de se mordre les doigts pour avoir imprudemment mélangé les genres et les pouvoirs.
J.A.I. : Est-ce parce que le CFCM a été mis sur pied par Nicolas Sarkozy que vous vous montrez aussi sévère à l’égard de cette représentation ?
M.C. : Évidemment, non. Et je me félicite de l’attitude adoptée par le CFCM, même si elle me semble, encore une fois, tout à fait normale de la part de citoyens français. Était-il toutefois nécessaire pour le gouvernement de récompenser ses collaborateurs d’une manière aussi appuyée ? La volonté de calmer le jeu était manifeste dans la communauté bien avant l’enlèvement de Chesnot et Malbrunot. A-t-on oublié, à Matignon, que le soufflé était déjà retombé depuis le mois de juillet quand ce même CFCM, après maints conciliabules, avait renoncé à poursuivre les chefs d’établissement scolaire qui se montreraient désireux d’appliquer la loi?
Je salue d’autant plus volontiers ce revirement tout d’abord qualifié de « non négociable » par nos futurs négociateurs que je me suis fait écharper pour avoir déclaré
que le voile n’est pas une obligation canonique mais un usage recommandé, qu’il a été imposé par la seule puissance du wahhabisme, l’idéologie religieuse du royaume des Ibn Saoud. Voilà ce que vous a toujours dit un militant de l’islam des Lumières, qui n’a, lui, aucun intérêt politique à défendre !
J.A.I. : L’amélioration des relations qu’on a observée dans ces terribles circonstances
entre les musulmans de France et leur pays ne serait donc, selon vous, que provisoire ?
M.C. : J’espère de tout mon cur que la France se montrera reconnaissante et accueillera les musulmans en son sein comme des citoyens à part entière. Trois éléments m’incitent à croire que cet espoir n’est pas une utopie. Premièrement, depuis les attentats du 11 septembre 2001, malgré les angoisses, les tensions et les suspicions, il ne s’est produit aucun incident significatif dressant les communautés, « française de souche » et arabo-musulmane, l’une contre l’autre. On aurait pu s’attendre au pire et il ne s’est rien produit. Deuxièmement, non seulement le nombre des mariages mixtes ne cesse d’augmenter, mais il concerne les deux sexes, dans les deux sens : ce ne sont plus seulement des immigrants originaires des pays musulmans qui épousent des Françaises, mais bien souvent leurs filles, pourquoi pas voilées, qui se marient hors de leur communauté. Cela ne fait pas la une des journaux, mais contribue incontestablement au remodelage de la société. Enfin, je me réjouis que, parmi ceux qui « se pensent français », ceux qui réussissent soient de plus en plus nombreux. Que ce soit à l’école ou à la faculté, dans les sports, la musique, la fonction publique, les associations, etc., cela a définitivement cessé de constituer une exception ou un scandale que de réussir en étant « issu de l’immigration ».
Voilà ce qui va marginaliser vraiment, dans peu d’années, la question du voile, laquelle n’avait certainement pas besoin de ce coup de projecteur maladroit !
Le CFCM a toujours refusé de s’ouvrir à la société civile qu’il est censé représenter, se cantonnant à parler au nom des mosquées. Et c’est là le paradoxe. Car en l’accréditant d’un poids nouveau sous prétexte de régler l’affaire des otages, le gouvernement a entériné le hold-up des religieux sur la société civile, ce qui compromet gravement les efforts des musulmans la majorité, garçons et filles, insérés dans le tissu social qui se reconnaissent pleinement dans le principe de laïcité. Nous voilà aujourd’hui réduits à être une « exception musulmane », une sorte de minithéocratie conservatrice plantée au cur d’une grande démocratie moderne.

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* Derniers titres parus :
Dictionnaire amoureux de l’Islam, Plon
Manifeste pour un islam des Lumières : 27 propositions pour réformer l’islam, Hachette Littératures
Anthologie du vin et de l’ivresse en islam, Seuil

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