Le désastre comme muse

Plus de dix ans après « Maus », qui traitait du génocide juif, Art Spiegelman revient à la BD avec une chronique pour le moins iconoclaste des attentats du 11 septembre 2001.

Publié le 13 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Six jours après les attentats du 11 septembre 2001, la couverture du New Yorker représentait deux tours noires sur fond noir. L’auteur de cette trouvaille graphique ? Le dessinateur new-yorkais Art Spiegelman. Trois ans plus tard, alors qu’Oussama Ben Laden court toujours quelque part entre l’Afghanistan et le Pakistan, et que l’armée américaine compte ses morts en Irak, l’auteur du célèbre roman graphique Maus, un survivant raconte publie À l’ombre des tours mortes, une chronique personnelle de cette dramatique journée et des mois qui suivirent. Tiré à 100 000 exemplaires aux États-Unis et à 60 000 exemplaires en France, cet album cartonné de 42 pages est l’un des événements littéraires du mois de septembre.
Né en 1948 à Stockholm quand ses parents cherchaient encore le lieu de leur exil après la guerre, élevé dans le silence d’un père juif polonais accablé par la « culpabilité des rescapés » et dans l’absence d’un frère inconnu, traumatisé par le suicide de sa mère, Art Spiegelman est très tôt tombé dans les cartoons. Une évasion à peu de frais qui le conduit à devenir dessinateur professionnel dès l’âge de 16 ans. De nombreux magazines underground accueillent ses planches, comme Real Pulp, Young Lust ou Bizarre Sex, dans lesquels il signe sous pseudonyme. En 1975, il fait partie des cofondateurs d’Arcade auquel participe le célèbre Robert Crumb. Puis il crée, cinq ans plus tard, la revue d’avant-garde graphique Raw. Mais ce sont ses propres démons qui vont lui valoir la notoriété.
Les deux tomes de Maus, publiés en 1987 et 1992, ont remporté un succès planétaire. Couronné par le prix Pulitzer, traduit en dix-huit langues, ce double album en noir et blanc narre l’histoire du père de Spiegelman, rescapé d’Auschwitz et réfugié aux États-Unis. Passé et présent s’y confondent : un fils essaie de comprendre son père qui, lui, continue de faire face comme il peut à l’indicible. L’ensemble repose sur une symbolique simple, mais diablement efficace : les nazis sont représentés par des hommes à tête de chat et les Juifs ont des visages de souris. Si L’Espèce humaine, de Robert Antelme, et Si c’est un homme, de Primo Levi, sont les livres de la génération des rescapés du génocide, Maus est celui de leurs enfants et de leurs petits-enfants. C’est-à-dire nous tous.
Avec À l’ombre des tours mortes, Art Spiegelman retrouve ses deux muses que sont le Désastre et l’Histoire. Comme il l’écrit en introduction de son album, « […] fuir le nuage toxique qui, quelques instants plus tôt, était encore la tour nord du World Trade Center m’a laissé chancelant sur cette ligne de faille où l’histoire du monde et l’histoire personnelle se télescopent – cette intersection dont me parlaient mes parents rescapés d’Auschwitz, quand ils me répétaient que je devais toujours tenir ma valise prête ». Pour lui, pour son épouse Françoise et pour leur fille Nadja, les attentats du 11 septembre ne relèvent pas de l’abstraction. Ce jour-là, à 9 h 15, le temps s’arrête quand Art et Françoise, en route vers le nord de Soho, font face au visage terrorisé d’une femme. Ils ont entendu le bruit du premier crash, mais n’ont pas daigné se retourner. Devant les yeux écarquillés de la femme, ils pivotent sur leurs talons et voient la tour en flammes. Une pensée leur vient à l’esprit : Nadja est depuis trois jours dans un lycée… au pied des tours. Panique.
Ils retrouveront leur fille saine et sauve, mais échapperont de peu à la mort : la seconde tour s’écroule juste derrière eux. Cette image ne quittera pas Art Spiegelman pendant des mois : « Mon image centrale du matin du 11 septembre – celle que ni les photos ni les images vidéo n’ont fait entrer dans la mémoire commune, mais qui, trois ans après, reste gravée sous mes paupières – est celle rougeoyante de la tour nord juste avant qu’elle ne soit pulvérisée. J’ai maintes fois tenté, avec de piteux résultats, de dépeindre cette vision de désintégration, avant d’arriver enfin à la rendre assez bien sur mon ordinateur. » Cette vision est le leitmotiv incandescent qui rythme À l’ombre des tours mortes.
Si, à l’heure des attentats, Spiegelman comprend qu’il n’est pas « un cosmopolite déraciné », mais bien un « cosmopolite enraciné » à New York, il n’en perd pas pour autant son humour et sa lucidité. Exemple : « S’il n’y avait eu toute cette tragédie, tous ces morts, je considérerais l’attentat comme une sorte de critique architecturale radicale. Je veux dire, c’est pas que j’aime mon nez… Mais je ne veux pas qu’on vienne y écraser un bon dieu d’avion dessus ! » Cette lucidité n’a pas l’heur de plaire à tout le monde. L’artiste se montre « terrorisé tant par el-Qaïda que par son propre gouvernement » ; il dessine George W. Bush en train d’arracher la statue de la Liberté à son socle ; il fustige « les copains magouilleurs de Cheney » et fulmine contre « la clique au pouvoir ».
Emportée par un élan patriotique sans précédent, l’Amérique n’est pas prête à l’entendre. Art Spiegelman quitte le New Yorker. Il est en colère : « Lorsque le gouvernement a adopté un ton contre-utopique digne de Big Brother et a lancé les États-Unis dans une aventure colonialiste en Irak (tout en faisant très peu pour renforcer la sécurité intérieure, mis à part confisquer les coupe-ongles dans les aéroports), toute la rage rentrée en moi après les élections de 2000 et toute la paranoïa refoulée à grand-peine immédiatement après le 11 septembre sont revenues pour de bon. » Pourtant, le dessinateur a du mal à se remettre au travail. Il accumule les notes, écrit quelques textes, se plonge dans des monceaux d’archives, cherche une idée. Son ami Michael Naumann, rédacteur en chef de l’hebdomadaire allemand Die Zeit, lui propose de réaliser une série de planches, sans aucune contrainte. C’est ainsi que naît À l’ombre des tours mortes : dix pages grand format sans véritable scénario d’ensemble où se mêlent brèves de comptoir, caricatures, pastiches, tranches de vie, pensées personnelles. Dix pages auxquelles s’ajoutent huit planches sélectionnées par l’auteur et datant du début du XXe siècle, quand le neuvième art n’en était qu’à ses premiers pas.
Le lecteur attentif comprendra que cet album iconoclaste, fragmentaire, dépourvu de la puissance qui émanait de Maus, et, pour tout dire, décevant, est aussi l’annonce d’une renaissance. Le premier pas d’un retour vers la bande dessinée – et la création – qui, depuis une dizaine d’années, ne cesse de fuir un auteur encombré par le succès d’un chef-d’oeuvre. Une panne qu’il avoue sans détour : « J’ai passé une bonne partie de la dernière décennie du XXe siècle à essayer de ne pas faire de bande dessinée. […] J’avais pris l’habitude d’employer mes modestes talents à écrire des textes et à dessiner des couvertures pour le New Yorker, et, comme le cultivateur que l’on paie pour ne pas faire pousser de blé, je recueillais à présent les fruits de dix ans passés à laisser en jachère mon talent pour combiner les deux disciplines. »
L’homme est un angoissé, un « égocentrique », un « multiphrène », un « hyperanxieux » soumis jour après jour à l’angoisse de la feuille blanche. Il fume ses deux paquets de cigarettes quotidiens et assène : « Je ne suis pas sûr de vivre assez longtemps pour que la cigarette me tue. » Mais l’humour amer ne doit pas tromper. S’inquiéter pour ses proches, frôler la mort ont redonné vie à l’artiste : « L’épiphanie inexprimée qui court sous ces pages est implicite : j’ai fait ce matin-là le voeu de me remettre à temps plein à la bande dessinée, même si elle exige un tel labeur que, pour la mener à bien, il faut vraiment se dire qu’on a l’éternité devant soi. » Voilà une bonne nouvelle ; il ne nous reste plus qu’à prendre notre mal en patience.

À l’ombre des tours mortes, Art Spiegelman, Casterman, 42 pp., 27 euros.

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