Le dilemme américain

Plus de mille morts à ce jour. Rester et voir ce bilan s’alourdir, ou partir et perdrela face. Telle est l’alternative devant laquelle Washington est désormais placé.

Publié le 13 septembre 2004 Lecture : 7 minutes.

« Il n’y a pas d’échappatoire dans cette guerre, ni pour les nations ni pour les individus. La seule stratégie possible, c’est l’offensive », martèle le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld en ce 7 septembre 2004. Puis, avant même qu’un journaliste ait eu le temps de lever le doigt, il poursuit : « Nous ne nous faisons pas d’illusions. Plus nous approchons des élections, plus les choses deviendront dures sur le terrain – c’est la règle. » Trois ans après les attentats du 11 septembre 2001 qui l’ont précipitée dans la tourmente, l’Amérique de George W. Bush a donc commémoré son millième mort en Irak par une rodomontade et un aveu d’impuissance. Mille et quelques morts au moment où ces lignes seront lues, auxquels il faut ajouter 135 autres membres de la coalition (dont 65 Britanniques) et 7 000 blessés, autant de pertes dont la nomenclature raciale recouvre assez exactement la composition de la population américaine : 70 % de Blancs, 13 % de Noirs, 12 % d’Hispaniques – mais aussi, ce qui constitue une première pour les États-Unis, 5 % de femmes. Dans un pays en pleine campagne électorale, ce que l’on croyait être un seuil psychologique crucial a été franchi sans souci majeur pour l’exécutif, tout au moins pour l’instant. Mille morts, en moins de dix-huit mois, dont les trois quarts sont tombés après le 1er mai 2003, date de la « fin des opérations majeures » selon George W. Bush, le compte est pourtant rude. Mais le fait qu’il ne s’agisse pas de conscrits comme à l’époque de la guerre du Vietnam, ainsi que la répartition géographique des pertes (la majorité provient d’États où le Parti républicain est en position dominante, comme le Texas ou la Californie) atténuent ou diffèrent le choc en retour pour l’hôte de la Maison Blanche.
Mille morts américains, mais combien de victimes irakiennes ? Aucun décompte, même officieux, n’étant effectué par l’occupant, force est de se replier sur le travail d’ONG comme l’Iraq Body Count dont l’estimation la plus conservatrice évoque le chiffre de 11 000 à 15 000 civils tués (dont 7 350 pendant les cinq semaines qu’a duré la « conquête » de l’Irak) et de 25 000 à 30 000 blessés. Les attentats aveugles à la voiture piégée et les embuscades parfois aléatoires de la résistance sont certes en partie responsables de ce carnage. Mais l’essentiel des pertes a pour origine les tactiques de bombardement, d’« arrosage » massif et de mitraillage à distance utilisées par l’armée américaine, y compris dans des quartiers d’habitat dense et précaire comme celui de Sadr City. Sept cents civils ont ainsi perdu la vie lors du siège de Fallouja en avril-mai, 400 lors de celui de Nadjaf en août, autant à Sadr City, et l’offensive en cours visant à reprendre à la résistance le contrôle des localités du Triangle sunnite s’annonce aussi sanglante. À ce chiffre s’ajoute celui des combattants proprement dits, morts au combat. Cinq mille, dix mille depuis le 1er mai 2003 ? L’évaluation est encore plus délicate à effectuer, et l’état-major américain, dont le souci constant était de minimiser les effectifs de la résistance, s’est longtemps gardé de la faire. Le 7 septembre, Donald Rumsfeld a opéré à ce sujet un virage à 180 degrés et vraisemblablement sombré dans l’excès inverse en annonçant que les forces de la coalition avaient « éliminé » en août « entre 1 500 et 2 500 criminels et terroristes ». Au solde du gâchis humain que représente l’occupation américaine de l’Irak, sans doute faut-il ajouter également le chiffre des détenus (40 000 Irakiens ont connu, à un moment ou à un autre, les geôles de la coalition) et celui de la mortalité infantile. Elle était en Irak de 40 pour mille en 1990 avant la première guerre du Golfe et de 108 pour mille en 2003 après la décennie d’embargo. Elle friserait aujourd’hui les 110 pour mille malgré la « libération ». Parmi les raisons : l’incapacité des autorités à rétablir la distribution de l’eau potable dans la plupart des villes et notamment à Bagdad, considéré aujourd’hui comme la capitale la plus polluée du monde.
Pourquoi une telle faillite ? Les motifs de l’enlisement américain en Irak tiennent en un mot : l’arrogance, mère de toutes les erreurs tactiques et stratégiques. Persuadé que les boys seraient accueillis avec des fleurs – ils ne le furent nulle part, sauf au Kurdistan -, le Pentagone a engagé moitié moins de troupes qu’il n’en aurait fallu pour quadriller et reconstruire un pays de 26 millions d’habitants. Si l’on voulait mettre en place en Irak le ratio qui était celui de l’Otan en Bosnie, ainsi que le préconisaient certains généraux vite écartés par Donald Rumsfeld, 500 000 hommes au lieu des 150 000 actuels auraient été nécessaires. Le choix d’une occupation « économique » en soldats si ce n’est en argent (plus de 130 milliards de dollars dépensés à ce jour !) a également conduit le Centcom à minimiser le rôle et les effectifs de corps aussi précieux que la police militaire spécialisée dans le contrôle urbain et les gardes-frontières chargés d’empêcher les infiltrations de moudjahidine en provenance d’Iran et de Syrie. Certains matériels cruciaux manquent aussi à l’appel, faute de commandes à long terme. Le nombre nettement insuffisant d’hélicoptères oblige ainsi la plupart des dignitaires irakiens du gouvernement de transition à effectuer leurs déplacements par route, dans des convois à haut risque. Fautes politiques lourdes aussi, commises pour l’essentiel par l’administrateur Paul Bremer, dont le mandat de proconsul aura finalement été désastreux : ainsi de la « débaasification » et de la dissolution de l’armée qui ont précipité dans les bras de la résistance des milliers de cadres sunnites.
Depuis le début de l’été 2004, le contingent américain en Irak doit faire face à un double adversaire : l’armée du Mahdi de Moqtada Sadr, milice nombreuse, mais mal entraînée et mal équipée, et la guérilla sunnite, composée d’islamistes purs et durs et de nationalistes fortement islamisés. Autant la première, dont les objectifs sont aussi bien politiques que religieux, est encore soluble dans une négociation et, au-delà, dans un cadre électoral, autant la seconde paraît irréductible en dehors d’une solution purement militaire. La majorité de la centaine d’attaques quotidiennes dont font l’objet les troupes de la coalition est le fait de ces combattants dont les effectifs se régénèrent sans cesse. Leurs embuscades sont de plus en plus sophistiquées, et les militaires américains n’ont toujours pas trouvé de parade aux très meurtriers attentats à la bombe menés sur le bord des routes à l’aide d’obus d’artillerie équipés de détonateurs. D’autant que ces résistants évoluent au sein du Triangle sunnite comme des poissons dans l’eau : les dénonciations sont très rares, au point que des otages libérés ont raconté qu’ils étaient parfois détenus à quelques dizaines de mètres des positions américaines sans jamais avoir été repérés, et les assassinats ciblés des collaborateurs de l’occupant (en particulier les traducteurs utilisés par l’armée américaine) ne suscitent pratiquement aucune réprobation au sein de la population. Enfin, et surtout, les moudjahidine sunnites contrôlent totalement ou en partie les localités de Fallouja, Samarra, Ramadi et Baqouba, qui leur servent de bases de repli.

Comment organiser des élections générales avant la fin janvier 2005, ainsi que les Américains s’y sont engagés auprès du très respecté chef de la communauté chiite Ali Sistani ? Tant que le triangle sunnite, qui regroupe 20 % de la population irakienne, sera « zone autonome », un tel délai semble impossible à tenir. D’où les rumeurs récurrentes d’une « offensive finale » annoncée comme imminente contre les bastions de la résistance et qui en est pour l’instant au stade des préparatifs – bombardements à distance et incursions éclairs. Nul doute que lorsqu’il faudra véritablement passer à l’action, c’est-à-dire attaquer, reprendre, « nettoyer » puis tenir ces localités, les Américains feront tout pour mettre en première ligne les forces irakiennes « loyalistes » et leur faire assumer la responsabilité des victimes civiles. Y parviendront-ils ? Mal armée, mal protégée, mal équipée en véhicules, gilets pare-balles et matériels de communication, peu motivée, la police irakienne semble inutilisable pour cette tâche. Forte de 95 000 hommes entraînés par des instructeurs américains (dont bon nombre de contractuels privés), la « nouvelle armée » irakienne ne sera pas opérationnelle avant la fin de 2004 au mieux. Reste donc l’embryon de Garde nationale et son fameux 36e bataillon, déjà utilisé à Fallouja et à Nadjaf avec un certain succès. Le problème est que cette unité tant vantée par l’état-major d’occupation est composée pour l’essentiel de peshmergas kurdes, dont les divergences politiques et culturelles avec le reste de la population sont profondes, ainsi que l’atteste un récent sondage : 80 % des Irakiens kurdes considèrent les Américains comme des libérateurs, contre moins de 10 % de non-Kurdes !

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Dans la perspective de cet assaut final, qui devrait survenir au cours des trois mois à venir, les Américains ne peuvent en réalité compter que sur un seul homme – le leur en vérité – Iyad Allaoui. Cet ex-baasiste chiite, qui rêve de recréer l’Irak de Saddam sans Saddam et dont l’entourage d’exil était exclusivement composé de dissidents issus du régime totalitaire, a beau être l’une des personnalités les moins populaires d’Irak (61 % de taux de défiance selon un sondage commandé par… l’administration américaine), il n’en constitue pas moins l’unique solution politique vue de Washington. Certes, s’il ne tenait qu’à lui, les élections seraient repoussées sine die et l’état d’urgence prolongé indéfiniment – ce qui n’entre pas dans les vues américaines. Mais qui d’autre que lui accepterait le risque, par les temps qui courent, de se couvrir les mains de sang irakien et d’être jeté ensuite comme un Kleenex usagé par ses protecteurs ? Iyad Allaoui est en quelque sorte l’incarnation du dilemme américain en Irak : se retirer et abandonner sur place un gouvernement incapable de faire face au chaos, dont se nourrit le terrorisme, ou continuer l’occupation et offrir quotidiennement des munitions au même terrorisme. Ce qu’Ayman al-Zawahiri, le numéro deux d’el-Qaïda, résume à sa façon en ce troisième anniversaire du 11 septembre : « Les Américains sont pris entre deux feux, soit ils poursuivent dans leur voie et ils se videront de leur sang jusqu’à en mourir, soit ils s’en vont et ils perdront tout. »

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