« Jajouka » : plongée dans la transe soufie d’un « groupe de rock vieux de 4 000 ans »
Réalisé en 2012, l’ovni cinématographique « Jajouka, quelque chose de bon vient vers toi » des frères Hurtado vient de sortir en DVD. Une nouvelle manière de se laisser envoûter par le rock psychédélique du groupe qui fascine des artistes du monde entier.
Pour entrer dans « Jajouka, quelque chose de bon vient vers toi », le film de Marc et Éric Hurtado, il faut poser sur le seuil tout ce qu’on pense savoir du cinéma. Et s’abandonner. Ce drôle d’objet n’obéit à aucun code. C’est un long métrage… court, qui dure tout juste une heure. Undocumentaire sur les légendes et traditions du village mythique de Jajouka, dans le Rif, qui s’appuie aussi sur de la fiction. C’est également un film contemporain qui s’inscrit dans une esthétique « à l’ancienne », tourné en Super 16 millimètres, un format au grain incomparable qu’on croyait oublié au profit du numérique.
Réalisé en 2012, acclamé dans de nombreux festivals, acheté par le Museum of Modern Art (MoMA), le célèbre musée new-yorkais, il est ressorti fin novembre en DVD grâce à l’éditeur vidéo La Huit. Le film n’a pas pris une ride, pour la bonne raison qu’il s’agit d’une rêverie intemporelle. On en sort comme d’une hallucination, en gardant en tête des images saturées de lumière (reflets sur l’eau, rochers irradiés…) et des musiques hypnotiques, celles des maîtres musiciens soufis du village de Jajouka.
« Un groupe de rock vieux de 4 000 ans »
Ce bourg perché sur les montagnes du Ahl Srif, à une centaine de kilomètres au sud de Tanger, fascine le monde depuis que des intellectuels et artistes américains l’ont mis sous le feu des projecteurs, au début des années 1950. Il y a d’abord eux les écrivains bourlingueurs de la Beat Generation : Paul Bowles et Brion Gysin… Puis ce fut au tour de musiciens : Brian Jones suivi de son groupe les Rolling Stones, le jazzman Ornette Coleman, et, pense-t-on jusqu’à Jimi Hendrix, Ravi Shankar et Jimmy Page, qui furent fascinés par les musiciens de Jajouka, « un groupe de rock vieux de 4 000 ans », pour reprendre la formule de William S. Burroughs.
Les sonorités stridentes et les boucles rythmiques de la confrérie font écho à celles du rock psychédélique… et invitent à la transe
Les maîtres soufis s’appuient sur des instruments ancestraux assez éloignés des guitares Fender et des grosses caisses : tambours, flûtes de bambou, ghaïtas (un instrument à vent de la famille des hautbois). Mais les sonorités stridentes et les boucles rythmiques de la confrérie font écho à celles du rock psychédélique… et invitent à la transe. Ils ont inspiré plus récemment des artistes curieux, comme Björk ou Sonic Youth.
Chez certains, la passion pour Jajouka fut durable. Brion Gysin ouvrit ainsi le restaurant « Les mille et une nuits », à Tanger, dans l’espoir d’entendre chaque soir dans son établissement les musiciens soufis. Ce fut lui, qui, peu de temps avant sa mort en 1986, encouragea les frères Marc et Éric Hurtado, musiciens (notamment du groupe « Étant donnés ») et cinéastes français nés à Rabat, à se dépêcher de faire un film sur le village, convaincu que les traditions séculaires allaient rapidement y disparaître.
« Il avait raison, estime aujourd’hui Marc Hurtado. Le passage de relais se fait de plus en plus difficilement avec les jeunes générations. Avant, il y avait des dizaines de musiciens dans le village qui, traditionnellement, vivaient d’une dîme payée par les habitants. Aujourd’hui, ils ne sont plus que six ou sept, pour la plupart très âgés, et ne profitent plus de cet impôt informel. Ils continuent à se produire en concert, notamment en France, mais pour combien de temps ? »
Survivances païennes
La première incursion des réalisateurs dans le village à la fin des années 1980 prend la forme d’une enquête ethnographique. Mais rapidement, les frères sont happés par leur sujet. Dans ces sociétés où le réel devient fiction, il fallait que leur documentaire se mêle lui-même à la fiction.
Le film met ainsi en image les légendes qui perdurent dans ce bout de Maroc cerné par les montagnes. Mais il montre également des rites toujours accomplis par les habitants, notamment celui durant lequel un villageois se change en Bou-Jeloud, « le Père des Peaux », sorte d’alter ego local du Dieu Pan. L’homme est maquillé en noir dans une grotte, et vêtu d’une peau de bouc (l’animal fut pendant longtemps sacrifié pour l’occasion, sa peau encore sanguinolente posée sur l’homme incarnant Bou-Jeloud).
L’ovni cinématographique témoigne donc de survivances païennes au Maroc et restitue les sonorités uniques de la confrérie soufie
« Ce rite renvoie à des fêtes de fertilité pratiquées il y a 2 000 ans, les Lupercales romaines, souligne Marc Hurtado. Il existe près du village la cité antique de Lixus, fondée par les Phéniciens puis devenue romaine… C’est une survivance de rituels païens, pourtant toujours pratiqués aujourd’hui par une population musulmane. Lorsque Bou-Jeloud sort de la grotte, la légende veut que lorsqu’il touche une femme avec les rameaux d’olivier qu’il tient dans ses mains, il peut la rendre à nouveau féconde. »
« Jajouka », ovni cinématographique, témoigne donc de survivances païennes au Maroc et restitue les sonorités uniques de la confrérie soufie. Mais c’est aussi une ode aux sens et à la nature. Dans le film, l’eau, l’air, le feu, s’invitent partout sur la pellicule. Et le corps retrouve sa place dans cet Eden du Rif, où Bou-Jeloud semble devoir courir éternellement derrière Aïsha Kandisha, sa fiancée et démone, aussi voluptueuse qu’effrayante. Un moment de poésie, de mystère et d’amour qui donne envie de faire soi-même, un jour, le voyage jusqu’à Jajouka.
« Jajouka, quelque chose de bon vient vers toi », de Marc et Éric Hurtado, 62 minutes, éditions La Huit, 20 euros.
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