Attaquer le mal à la racine

Publié le 13 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Après le dénouement catastrophique – plusieurs centaines d’enfants tués – de la prise d’otages dans une école d’Ossétie du Nord, sur la frontière sud de la Russie, le Premier ministre israélien Ariel Sharon a téléphoné au président russe Vladimir Poutine. Leurs deux pays, a-t-il plaidé, devraient conjuguer leurs forces contre le « djihad islamique mondial ». Depuis longtemps, Sharon cherche à assimiler la lutte du peuple palestinien pour un État indépendant au « terrorisme islamiste international ». Cette stratégie l’a bien aidé à obtenir le soutien du président américain George W. Bush, après le 11 septembre 2001. Désormais, après le siège de l’école de Beslan, Sharon utilise la même tactique avec Poutine, apparemment avec un égal succès.

Le 6 septembre, le lendemain du coup de fil de Sharon au Kremlin, le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov est arrivé en Israël où son homologue israélien Sylvan Shalom l’a accueilli avec ces mots : « Le terrorisme qui a frappé la Russie n’est pas différent de celui qui a frappé New York, Tel-Aviv et Madrid. » Les services russes et israéliens du renseignement et de la sécurité sont prêts à lutter de concert contre ce qu’ils considèrent comme une menace commune. Invoquant le danger représenté par les militants islamistes, le « vieux soldat » israélien a ainsi réussi à tisser des liens solides avec le prétendu « président de guerre » américain et « l’homme fort du Kremlin ». Tous trois partagent l’idée que le terrorisme peut être vaincu par la force et que les négociations avec les « rebelles », les « bandits » ou les « terroristes » peuvent, et doivent, être totalement exclues. Lorsqu’un journaliste a demandé à Poutine s’il envisageait de négocier avec les séparatistes tchétchènes, il a répliqué avec indignation : « Vous pourriez aussi bien demander aux Occidentaux de négocier avec Ben Laden et de l’inviter au quartier général de l’Otan à Bruxelles ou à la Maison Blanche ! » Sharon, lui aussi, refuse catégoriquement de discuter avec les dirigeants palestiniens, s’en tenant à son antienne : il n’y aurait pas de « partenaire pour faire la paix » dans le camp adverse. Et, tout comme Poutine bat froid au dirigeant tchétchène modéré Aslan Maskhadov – élu en 1997, mais qu’il considère comme une marionnette des fondamentalistes -, Sharon cherche à isoler et éliminer le président palestinien élu, Yasser Arafat. Lequel, malgré toutes ses erreurs, est un modéré, totalement opposé aux méthodes violentes de ses rivaux du Hamas et du Djihad islamique. De telles stratégies sont-elles efficaces ?
Loin de mettre fin au terrorisme, les interventions de Bush en Afghanistan et en Irak, sa « guerre contre le terrorisme », ont contribué à gonfler les rangs des militants. De la même manière, les atrocités commises dans l’école d’Ossétie du Nord et les récents attentats suicide dans le métro de Moscou et contre deux avions russes – qui ont provoqué, au total, la mort de cinq cents personnes – sont une réaction aux tentatives brutales de Poutine d’en finir avec les Tchétchènes. Au cours de ces cinq dernières années, les tortures, les enlèvements et les interventions militaires ont causé la mort de 250 000 personnes, soit un quart de la population tchétchène.

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La Russie a essayé de mater la rébellion par la force, au moyen de méthodes violentes et de déportations massives. Cela dure depuis la fin du XIXe siècle. Après la prise d’otages, Poutine a réorganisé ses services de sécurité, mis à prix la tête des séparatistes pour 8 millions de dollars et menacé de frapper les « bases terroristes » n’importe où dans le monde. Cela ne vous rappelle rien ? Poutine, Bush et Sharon parlent la même langue. Et pourtant, en dépit de leur politique belliqueuse, le cycle de la violence se perpétue, que ce soit en Russie, en Irak ou en Palestine, sans qu’une « victoire » claire soit en vue. Le double attentat suicide contre des bus dans la ville de Beersheva, au sud de l’État hébreu, était, selon le Hamas, destiné à venger l’assassinat en mars dernier du chef-fondateur du mouvement Cheikh Yassine et celui de son successeur, Abdelaziz Rantisi, en avril. Comme prévu, Israël a riposté par des bombardements aériens et des incursions militaires dans la bande de Gaza, avec leur contingent de morts et de blessés, et menacé de s’en prendre à la Syrie où vivrait Khaled Mishaal, un des dirigeants du Hamas. Sharon a de surcroît accéléré la construction du mur de sécurité en Cisjordanie. Mais il ne fait aucun doute que de telles actions appelleront de nouvelles vengeances, dès que des militants du Hamas ou d’autres groupes parviendront à se faufiler à travers les défenses d’Israël.

Un regard attentif sur le phénomène de la violence politique à travers le monde laisse à penser que tuer ou capturer des dirigeants et intimider des populations civiles avec des punitions collectives – en Palestine, en Tchétchénie, en Afghanistan ou en Irak – produit immanquablement une nouvelle génération de combattants enragés, encore plus déterminés que leurs prédécesseurs à frapper en retour. La manière brutale choisie par Bush, Poutine et Sharon est-elle le seul moyen – et le seul efficace – de traiter avec des hommes désespérés, prêts à mourir pour leur cause, qu’ils soient tchétchènes, palestiniens ou musulmans ? Ou existe-t-il une autre façon de faire ? Car on pourrait, à l’inverse, affirmer que la violence nourrit la violence et qu’une approche politique ou diplomatique visant à éliminer les « racines du terrorisme » – c’est-à-dire les griefs qui poussent les hommes et les femmes à choisir cette solution extrême, même au prix de leur vie – serait bien plus efficace que l’utilisation de la force militaire brute. C’est ce que les faits semblent indiquer.
Aussi répugnantes que soient leurs actions, la plupart des terroristes ne sont pas des tueurs aveugles. Ils ont un programme politique, que ce soit pour punir leurs oppresseurs, défendre leur droit à l’autodétermination ou empêcher les attaques contre les populations qu’ils prétendent défendre. Ce n’est que quand les motivations des terroristes auront été comprises, quand leurs objectifs politiques auront été pris en compte et discutés lors de négociations que le terrorisme pourra être éliminé et le flot des recrutements enrayé. Écrire, comme l’a fait David Brooks, la semaine dernière, dans le New York Times, que le « culte de la mort » qui « prospère à la frange du monde musulman » est imperméable à la raison et à la négociation et relève du « pur plaisir de tuer et de mourir » est sans nul doute une erreur. Dans la même veine pessimiste et fallacieuse, une lettre d’un certain Michael Pravica envoyée au Financial Times affirmait que « les terroristes n’ont aucun intérêt au compromis ou à la négociation. Ils veulent seulement la mort des infidèles ». C’est un non-sens dangereux. Israël soutient que sa politique d’« assassinats ciblés » – c’est-à-dire le meurtre de dirigeants palestiniens – a permis de réduire le nombre des attentats suicide. Avant ceux de Beersheva, il y a en effet eu une accalmie de plusieurs mois, bien terminée aujourd’hui. Chaque fois qu’Israël a tué un militant palestinien ou un leader libanais – que ce soit le secrétaire général du Hezbollah Abbas Moussaoui en février 1992, le fondateur du Djihad islamique Fathi Chiqaqi fin 1995, l’artificier du Hamas Yahya Ayache en janvier 1996, le commandant-général du FPLP Jihad Jibril en mai 2002, ou les leaders du Hamas Yassine et Rantisi cette année, parmi tant d’autres -, la vengeance est venue, inéluctable, avec un degré de violence en plus.

N’est-il pas temps pour les dirigeants russes, américains ou israéliens d’adopter une attitude plus ouverte ? Ne devraient-ils pas rechercher des négociations politiques avec leurs opposants, et commencer par décréter une trêve ? La peur d’apparaître faible cessera-t-elle un jour d’obnubiler leur réflexion ? La société palestinienne peut être affamée, brutalisée, décimée, mais la soif d’indépendance et le désir d’en finir avec l’occupation ne peuvent être étouffés de cette manière. Les Tchétchènes ne sont pas prêts à abandonner un combat qu’ils mènent depuis plus d’un siècle. Pas plus que les opposants à l’Amérique ne sont prêts à se coucher et à capituler après les coups qui leur ont été portés à Fallouja, Nadjaf, Sadr City comme en Afghanistan et en bien d’autres lieux dans le monde.

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