Que devient Habré ?
On sait peu de chose sur sa vie, ses fréquentations, ses occupations quotidiennes… Même son dossier judiciaire, ouvert depuis cinq ans, semble au point mort. L’ancien chef de l’État se fait discret, très discret dans son exil dakarois.
Hissein Habré ne coule pas une retraite dorée au pays de la Téranga (« hospitalité », en wolof). Le plus célèbre réfugié politique du Sénégal vit comme s’il était en résidence surveillée. Il n’apparaît nulle part, ne voit ni n’est vu de personne. Aucun Sénégalais ne se souvient de l’avoir une seule fois croisé dans la rue ces dernières années. Il ne pointe le nez dehors que pour faire la navette une fois tous les deux jours entre les domiciles de ses deux épouses : l’une dans le quartier huppé des Almadies, l’autre à Ouakam, à moins d’une dizaine de minutes en voiture. L’ancien chef de l’État tchadien fait le trajet à bord d’une grosse Mercedes aux vitres teintées.
Il est loin le bon vieux temps du président Abdou Diouf où il apparaissait dans de beaux boubous à la Grande Mosquée de Dakar à l’occasion des fêtes musulmanes ou des prières du vendredi.
Depuis qu’a éclaté en février 2000 de ce que l’on pourrait appeler « l’affaire Hissein Habré » avec son inculpation pour « complicité d’actes de torture » par un juge sénégalais et la polémique sur son extradition qui a suivi, l’ex-homme fort du Tchad, de 1982 à 1990, se fait plus que discret. Il passe ses journées à domicile, à « méditer », lire et écrire. Il serait en train de rédiger trois ouvrages où il retrace les événements marquants de sa vie, mais aussi donne sa part de vérité sur les graves accusations portées contre lui depuis qu’il a été chassé du pouvoir et contraint à l’exil en décembre 1990.
L’ex-président vit dans un cercle constitué de ses épouses, de ses enfants (dont les deux plus âgés poursuivent leurs études universitaires en Europe), mais aussi de la quarantaine de personnes qui l’ont suivi dans sa fuite – son ex-directeur de cabinet, quelques conseillers, les familles de ses épouses, des amis… – logées dans des appartements de location à Dakar.
Entretenir cette nombreuse suite coûte cher. Accusé d’être parti du Tchad avec 6 milliards de F CFA dans des malles et des cantines (9,15 millions d’euros), Hissein Habré semble aujourd’hui moins à l’aise qu’il y a quelques années. Selon nos informations, il dispose au Sénégal d’un seul compte bancaire connu, logé à la Compagnie bancaire de l’Afrique occidentale (CBAO), qui affichait il y a quelques semaines un solde créditeur de 400 millions de F CFA (610 000 euros). L’ex-chef d’État vit de rentes, produit des biens immobiliers qu’il a acquis dès son arrivée à Dakar. Rien que dans le quartier chic des Almadies, il possède les titres de propriété foncière nos 29833 et 29 839 relatifs à des terrains de 1 240 m2 et 1 001 m2. Réputé important, son patrimoine immobilier est déclaré au nom de ses épouses et de ses enfants : Djellabie Karim, Makka Habré, Djabré Habré, Hamad Habré et Haroua Habré.
La famille est tout ce qu’il reste à Hissein Habré. Au fil de l’exil, la plupart de ses « amis » politiques et de ses relations tout court, en Afrique et ailleurs, l’ont lâché. L’Afrique officielle prend nettement ses distances avec lui pour éviter de froisser la très vigilante diplomatie tchadienne. Idriss Déby n’est pas le seul à veiller sur la mise en quarantaine de son prédécesseur. Le « Guide » libyen Mouammar Kadhafi ne pardonne toujours pas à son ex-ennemi et ne se lasse pas de chercher à lui empoisonner l’existence. Si l’on en croit certains proches d’Abdoulaye Wade, Kadhafi ne rencontre jamais son homologue sénégalais sans évoquer avec lui le « cas » Habré.
Wade a des rapports plus que minimaux avec son encombrant hôte. Dès son accession au pouvoir, en mars 2000, il s’est dit disposé à l’extrader dans un pays où il pourrait bénéficier d’un procès équitable. À l’opposé d’Abdou Diouf, Abdoulaye Wade n’y met pas les formes et refuse même tout service minimum. Il n’appelle pas Habré, ne prend pas de ses nouvelles, ne l’invite à aucune des cérémonies auxquelles le conviait Diouf. Il donne peu ou pas l’occasion à ses proches de lui parler de l’illustre réfugié. Tous ceux qui ont essayé au cours de ces derniers mois ont essuyé la même réplique, sèche et imparable : « Je ne veux pas entendre parler de cette affaire. »
Hissein Habré n’en bénéficie pas moins d’une protection stricte de l’État sénégalais. Une équipe de gendarmes en civil armés lui est affectée. La plupart des Tchadiens qui entrent au Sénégal sont minutieusement scrutés et ne sont admis que si la police des frontières est sûre qu’ils ne représentent pas une menace pour la sécurité de l’ex-président. Au grand dam de l’actuel chef de l’État tchadien Idriss Déby, qui ne s’encombre plus de fioritures diplomatiques pour dénoncer les arrestations à l’aéroport de Dakar de ses compatriotes, abusivement suspectés de concocter des actions contre son prédécesseur.
Habré fait également l’objet d’attentions de la part des « amis » qu’il compte dans le pays. Dans l’entourage du chef de l’État, on cite parmi ses « protecteurs » son ex-avocat, Me Madické Niang, un proche de longue date de Wade, devenu son conseiller juridique, son ministre de l’Habitat, puis de l’Énergie et des Mines depuis août 2003. Avocat réputé et prospère, homme de réseaux lié à la puissante famille maraboutique de Touba, Me Niang garde avec Habré des rapports certes plus discrets mais tout aussi étroits depuis qu’il a accepté une fonction ministérielle. D’autres personnalités comme Iba Der Thiam, un vice-président de l’Assemblée nationale très introduit au palais, et Abdoulaye Bathily, le leader de la Ligue démocratique/Mouvement pour le parti du travail (LD-MPT, une formation alliée à Wade au cours des cinq premières années de son mandat avant de basculer dans l’opposition), n’auraient pas manqué, au plus fort de la polémique, de marteler cette position à Wade : « Hissein Habré respecte toutes les règles que lui impose son statut de réfugié. Il serait discourtois que le Sénégal, qui l’a accueilli, l’extrade. »
Musulman pratiquant, l’exilé s’est érigé en bienfaiteur de la confrérie tidiane dès son arrivée à Dakar en 1990. Ce qui lui vaut des appuis sûrs dans la famille Sy de Tivaouane, fief du tidianisme, et parmi les descendants du marabout et résistant à la pénétration coloniale Elhadji Oumar Tall.
Autant dire qu’il a aujourd’hui dans le pays de solides attaches, sans doute pas étrangères au renvoi aux calendes sénégalaises de la question de son extradition. Après avoir, a-t-il confié, donné « un délai raisonnable » à Hissein Habré pour quitter le pays puis clamé sa disponibilité à le remettre à tout pays démocratique qui le sollicite, Wade a dû reculer, sous la pression conjuguée de certains membres de son entourage mais aussi de Kofi Annan, qui lui a demandé de le garder au Sénégal jusqu’à ce que les conditions de son jugement soient réunies dans un autre pays. Ce qui n’est toujours pas le cas.
Le Tchad ne peut pas et ne veut pas accueillir le procès de son ex-dirigeant. Patron de l’armée sous Hissein Habré, Déby ne saurait courir le risque d’un déballage susceptible de l’éclabousser. Le Sénégal non plus ne peut le juger. La justice de son pays d’accueil, qui l’a inculpé en février 2000, a été déclarée incompétente par la cour d’appel de Dakar en novembre 2002, puis par la Cour suprême en mars 2001.
Le tribunal de première instance de Bruxelles, qui a reçu une plainte déposée en novembre 2000 par dix-sept victimes, se perd dans des lenteurs et autres obstacles d’ordre juridique. Après une commission rogatoire internationale au Tchad, qui lui a permis de recueillir en février-mars 2002 une masse impressionnante de documents – dont les sinistres archives de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS, les services secrets qui sévissaient sous Habré) -, le juge d’instruction Daniel Fransen ne parvient toujours pas à l’inculper. La modification, le 5 août 2003, de la loi de compétence universelle (qui a conduit à l’extinction des poursuites contre Ariel Sharon, George H. Bush, Yasser Arafat, Laurent Gbagbo… devant la justice belge) n’a pas été pour faciliter le travail du juge.
Va-t-on pour autant se résoudre à l’impunité ?
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