Miser sur la terre

Reportage dans la vallée du fleuve Sénégal, où la population croit plus à l’agriculture qu’aux hydrocarbures.

Publié le 14 juin 2005 Lecture : 7 minutes.

Pourquoi fantasmer sur l’or noir et les richesses minières qui restent à découvrir en Mauritanie ? Leurs réserves s’épuiseront tôt ou tard, alors que l’or vert est là, à portée de main, et présente l’incomparable avantage d’être durable. Cette question, chacun est tenté de se la poser en visitant Rosso et ses environs, sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal : une belle terre noirâtre irriguée à volonté par l’eau du fleuve n’attend que l’arrivée des pionniers pour être mise en valeur en valeur.
Il suffit d’examiner les chiffres pour s’en convaincre. Sur les 750 kilomètres de berges, le pays dispose d’un potentiel de 137 000 hectares de terres arables. Seule la moitié des 40 000 hectares aménagés pour l’irrigation est cultivée. Le reste consiste en terres qui nécessitent soit une réhabilitation, soit des études et des investissements pour bénéficier de chenaux d’irrigation, ou en terres de décrue qui doivent régresser au profit des terres arables. Pendant ce temps, à Nouakchott, on consomme des produits maraîchers importés, et parfois même du lait produit à l’étranger alors que le pays dispose d’un important cheptel.
Comment expliquer ce paradoxe ? Les habitants de la vallée, soit près du tiers de la population du pays, ignorent tout de l’agriculture irriguée, introduite dans la région à la fin des années 1960. Auparavant, ils pratiquaient une agriculture de subsistance à la faveur de la décrue qui intervient une fois l’an, et les éleveurs profitaient des pâturages lors de la saison sèche. Jusqu’à la construction du barrage de Diama, achevé en 1985 dans le cadre des programmes de mise en valeur de la vallée du Sénégal par les États riverains. L’ouvrage a permis de réguler le débit du fleuve et d’introduire l’agriculture irriguée avec l’eau qui y est pompée à longueur d’année. Multipliant les soutiens, tant sur le plan du foncier, de l’aménagement, de l’équipement, de l’achat d’intrants que du crédit, de l’encadrement technique, de la gestion et de la commercialisation, le gouvernement a cherché à transformer une population de paysans et d’éleveurs en riziculteurs. Une vingtaine d’années plus tard, le bilan est plutôt mitigé. Des agriculteurs professionnels ont fini par émerger et la production rizicole est bien devenue réalité. Mais sa rentabilité n’est pas assurée lorsque le propriétaire est un citadin. « Mon patron vient de temps en temps jeter un coup d’oeil », explique Lamine, qui s’occupe de deux parcelles totalisant deux hectares, juste au bord du fleuve, à une dizaine de kilomètres de Rosso, dans la province du Trarza. Dans cette région, le rendement annuel à l’hectare peut atteindre 4,5 tonnes. Dans de bonnes conditions climatiques, il doit être d’au moins 2,5 tonnes pour être rentable et couvrir les charges de la main-d’oeuvre, des engrais, de l’eau, de la maintenance du moteur et des canalisations. « Il arrive qu’on ne l’atteigne pas », note Mohammedou, un autre ouvrier agricole. Au faible rendement de ces parcelles s’ajoute le fait que, conséquence de la mondialisation, la production locale ne bénéficie plus de la protection et des subventions étatiques (en dehors de quelques fournitures d’engrais) et subit de plein fouet la concurrence des importations asiatiques, que les habitants de Nouakchott trouvent moins chères et de meilleure qualité.
Deux jours plus tôt, à Nouakchott, au ministère du Développement rural, de l’Hydraulique et de l’Environnement, les responsables reconnaissaient que « les années passées, la riziculture n’avait pas été très performante », mais que les aménagements collectifs et la riziculture privée en grands, moyens et petits périmètres sont « globalement rentables ». À qualité moyenne, le riz est compétitif. Mais, sur la qualité supérieure, il n’est pas encore concurrentiel… Pourtant, c’est un produit stratégique, une garantie d’autosuffisance pour le pays. À la tête de ce département depuis mars dernier, Sidi Mohamed Ould Taleb Amar, un ingénieur principal en mécanique qui a fait une partie de sa carrière dans l’hydraulique, pense qu’il faut sortir de la monoculture du riz. « Le maraîchage, encore timide, peut s’avérer un bon créneau d’investissement. Les conditions de production s’y prêtent ; les besoins, aux niveaux national, régional et international, existent ; le seul handicap reste l’accès aux circuits de distribution. Mais la route Rosso-Boghé, en cours de construction, et l’électrification grâce à la centrale de Manantali vont permettre de dynamiser le secteur. »
Cet effort de diversification a été lancé en 2000 avec le Programme de développement intégré de l’agriculture irriguée en Mauritanie (PDIAIM) financé par la Banque mondiale. Il fallait montrer aux planteurs mauritaniens – et étrangers – que l’on peut faire autre chose que du riz. La Mauritanie est la destination tropicale la plus proche de l’Europe, à cinq heures de vol et cinq jours de bateau. Un avantage qu’elle peut utiliser pour exporter des produits de contre-saison. Pour cela, trois programmes pilotes d’exportation ont été mis en oeuvre dans la vallée par La Caravane, Camelita et les Grands Domaines de Mauritanie (GDM). Cette dernière, filiale de la Compagnie fruitière de Marseille, grand spécialiste de l’agriculture tropicale, a lancé une exploitation dans la vallée en 2000 qui joue le rôle original de plate-forme d’essais de cultures. « En quatre ans, ces unités ont exporté vers l’Europe 1 800 tonnes de melons, tomates cerises, haricots verts, gombos et piments pendant la contre-saison pour une valeur de 2,5 millions d’euros, précise Cheibany Moustapha, ingénieur agronome responsable de l’antenne diversification du PDIAIM à Rosso. Ce qui montre que les produits mauritaniens peuvent être compétitifs face aux fournisseurs traditionnels que sont les pays d’Amérique latine. »
Pour aller de Rosso à l’exploitation des GDM, il faut près d’une heure de piste cabossée en 4×4 pour une quinzaine de kilomètres le long de la rive droite du fleuve. Elle est parfois impraticable pendant la saison des pluies. D’où les difficultés que rencontrent les paysans de la vallée pour évacuer leur production vers la ville. Mais en 2006, cette même piste, goudronnée, fera partie des 200 kilomètres de la route nationale Rosso-Boghé. Après le spectacle interminable des rizières et des terrains en friche, on arrive à un domaine de 150 hectares où le paysage change du tout au tout. Six immenses serres d’une superficie moyenne de 2 hectares chacune s’alignent à côté de 32 hectares de plantations de bananiers. De long et en large, l’exploitation est sillonnée de systèmes d’irrigation par goutte-à-goutte. En bout de piste, une station d’emballage avec trieuse marque le point de départ, par conteneurs frigorifiés, d’une chaîne du froid qui se termine aux marchés de gros de Rungis (Paris), de Londres et d’autres pays européens. Ici, c’est une zone franche, on exporte tout. « On a fait une bonne campagne de melons. Mais on est arrivés trop tard sur le marché anglais, d’où un retour sur investissement insuffisant », nous explique Jean Frouin, directeur du domaine. « Ici, on est sur une terre à melon, s’exclame son épouse Céline, ingénieur agronome comme lui. On atteint un rendement moyen de 56 tonnes à l’hectare, ce qui donne une quarantaine de tonnes de melons répondant aux normes du marché à l’export. Cette année, on en a exporté 100 tonnes pendant le premier trimestre. On a fait un seul cycle, mais il y avait possibilité d’en faire deux. » La variété du melon Galia a été testée récemment, mais les essais des GDM ont aussi porté sur le gombo, le piment et la tomate cerise. « Les rendements sur les cultures expérimentales étaient bons, mais il faut arriver sur le marché au bon moment. Pour le melon, il y a des débouchés, mais il reste à maîtriser le coût du transport. L’an prochain, on va investir davantage dans la tomate cerise », précise Jean Frouin. Ce qui lui tient aussi à coeur, c’est la banane dont les GDM exportent 1 500 tonnes par an et qui pourrait doubler d’ici à un an ou deux. « J’ai exploité la banane pendant cinq ans en Côte d’Ivoire, dit-il, et je suis ici depuis neuf mois. Je pense que, pour la Mauritanie, la banane bio est un bon créneau à l’export. Ici, on n’a pas de maladies, je pense qu’on peut, avec une petite infrastructure, atteindre 30 à 40 tonnes à l’hectare si l’on choisit de bonnes terres. »
Mieux, la Mauritanie pourrait s’autosuffire en bananes : sa consommation actuelle, estimée de 4 000 à 5 000 tonnes par an, est importée à un coût plus élevé que son prix de revient pour GDM, qui n’est pas autorisé à les écouler sur le marché local. Selon Frouin, les planteurs mauritaniens gagneraient plus à l’hectare en faisant de la banane que du riz. C’est en cela que le partenariat GDM-PDIAIM est exemplaire. « La plantation est ouverte aux planteurs, et je reçois tous ceux qui viennent ici, déclare-t-il. Nous sommes prêts à leur communiquer notre expérience sur les bananes et les autres cultures. Nous sommes subventionnés (par le PDIAIM) pour fournir l’information technique sur nos expérimentations afin qu’elles soient vulgarisées auprès des autres producteurs. » Les premiers à bénéficier de ces connaissances sont, bien entendu, les Mauritaniens qui travaillent pour GDM. Leur effectif, de 120 personnes, peut monter à 280 dans les pics de production. Parmi eux, deux ingénieurs agronomes, Hamada et Djibril. À ce dernier, originaire de Boghé, nous avons demandé s’il aimerait lancer sa propre exploitation, s’il en avait les moyens. Il a répondu sans hésiter : « Oh oui ! Et je suis sûr que cela marchera. »

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