L’éthique coranique, ou la culture contre le carnage

Publié le 14 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Si ce qu’on appelle aujourd’hui le terrorisme fâche tant l’Amérique et l’Occident qui lui est soumis, ce n’est pas parce qu’il est barbare dans ses moyens – personne n’aime la
barbarie -, c’est parce qu’il est le grain de sable imprévu qui enraye le mécanisme de
l’effroyable machine de carnage à l’occidentale, coûteusement conçue pour tout écraser sur son passage sans pertes humaines occidentales.
Victor Davis Hanson, auteur de Carnage & Culture, dont nous avons précédemment exposé la thèse (voir J.A.I. n° 2315), s’enorgueillit de ce que, durant la première guerre du Golfe, les États-Unis, en quatre jours, ont anéanti l’Irak en limitant leurs pertes à moins de 150 morts. Pour lui, la culture donne à l’homme le pouvoir de broyer, d’asservir et d’exterminer en masse les autres hommes. Nous, musulmans, quelles que soient les circonstances, gardons-nous de nous laisser tenter par cette culture à l’occidentale et de tomber dans son piège ! La mission de l’islam est de « culturer » le monde et de le rendre plus humain. Tout dans le message coranique, tel que nous le lisons, concourt à ce but.
L’islam est une voie de salut. Rien d’autre en lui-même. Une voie proposée à tous les hommes, imposée à aucun homme. Il n’est ni une politique ni un État. Il ne peut être localisé en un lieu. Là où il y a un musulman, la « maison de l’islam » est, et elle doit être, une maison de paix, car le Dieu de tous les hommes a, dans le Coran, pour nom Paix (Salâm).
Nous dirons donc ce que Dieu, le Dieu de tous les hommes, y compris ceux qui ne croient pas en Lui, dit à tous les hommes. Il leur dit d’abord, avec insistance, dans une cinquantaine de versets, de ne pas être des malfaiteurs, des mufsidûn, de ne pas corrompre la Terre. C’est, sur le plan de la gestion commune de la planète Terre, qu’il nous a donnée en héritage (Coran, 7 : 128 ; 19 : 40 ; 21 : 105), le premier commandement. Tout le reste en découle. Entrer dans une guerre d’agression, c’est, en effet, emboîter le pas à Satan, l’anti-Dieu qui, dès les origines, voulait défaire le Monde, défaire ce que Dieu a fait. Nous nous limiterons à citer sans commentaire :
« Combattez ceux qui vous combattent, comme il convient dans la Voie de Dieu. Mais n’agressez pas. Dieu n’aime pas les agresseurs » (2 : 190).
« Si quelqu’un vous agresse, agressez-le d’agression égale. Cependant, faites preuve de piété, et sachez que Dieu est du côté des pieux » (2 : 194).
« Ô, vous, les croyants ! Entrez en masse dans la paix (al-silm). N’emboîtez pas le pas à Satan. Il est pour vous un ennemi déclaré » (2 : 208).
« Ceux qui se tiennent à l’écart ne vous combattent pas et vous offrent la paix. Dieu ne vous laisse contre eux aucun chemin » (4 : 90).
« Ceux, parmi les Négateurs, avec lesquels tu as conclu un pacte de non-agression, mais qui le rompent en toute occasion, ne faisant preuve ainsi d’aucune piété, de deux choses l’une. Ou bien tu les accroches en guerre ouverte. Alors, fais-en un exemple qui disloque ceux qui se tiennent derrière. Cela pourrait bien en effet leur donner à réfléchir. Ou bien, pour ceux dont tu crains quelque traîtrise, romps loyalement avec eux. Dieu n’aime pas les traîtres. Et que ceux qui nient ne pensent pas qu’ils l’ont emporté. Ils ne Nous réduiront pas à l’impuissance. Pour ceux-là, préparez tout ce que vous pouvez réunir de force et de chevaux en alerte, afin de dissuader (turhibûna) l’ennemi de Dieu, le vôtre, et d’autres, outre ceux-là, que vous ne connaissez pas et que Dieu connaît. En ce sens, toute dépense que vous faites dans la voie de Dieu vous sera pleinement rendue, et vous ne serez pas l’objet d’injustice. Si, cependant, on t’offre la paix, saisis de ta part cette offre, et mets ta confiance en Dieu. Il est l’Audient et l’Omniscient ! Et si, malgré tout, ils veulent quand même te prendre par traîtrise, alors fais crédit à Dieu. C’est, en effet, Lui qui t’a assisté de Son secours et de celui des croyants » (8 : 56-62).
Spécifions que, dans la vision coranique, « l’ennemi de Dieu », expression sur laquelle la science orientaliste ironise souvent, est toujours « l’ennemi des hommes », car Dieu est le Dieu de tous les hommes, pas exclusivement celui des musulmans. 460 versets, dont 222 en corrélation avec le Ciel, nous le rappellent. Dieu, dans le Coran, met sans cesse l’homme en garde contre les ravages qu’il a tendance à causer sur Terre. Être l’ennemi de Dieu, c’est ravager la Terre.
Et c’est, entre autres et peut-être surtout, par « la guerre à l’occidentale », telle qu’elle est glorifiée par l’Américain Hanson, que l’homme ravage la Terre. L’islam rompt avec cette « guerre à l’occidentale ». À ses troupes engagées dans la libération de la Syrie occupée par l’Occident depuis les carnages d’Alexandre, Abû Bakr, en conformité avec la lettre et l’esprit du Coran, donna les instructions suivantes, qui, écrit Marcel A. Boisard*, « résument tout l’esprit moral du droit musulman », et constituent un tournant décisif dans l’histoire de la guerre :
« Souvenez-vous que vous êtes toujours sous le regard de Dieu et à la veille de votre mort : que vous rendrez compte au Dernier Jour… Lorsque vous combattrez pour la gloire de Dieu, conduisez-vous comme des hommes, sans tourner le dos, mais que le sang des femmes ou celui des enfants et des vieillards ne souille pas votre victoire. Ne détruisez pas les palmiers, ne brûlez pas les habitations ni les champs de blé, ne coupez jamais les arbres fruitiers, et ne tuez le bétail que lorsque vous serez contraints de le manger. Quand vous accordez un traité ou une capitulation, ayez soin d’en remplir les clauses. Au fur et à mesure de votre avance, vous rencontrerez des hommes de religion qui vivent dans les monastères et qui servent Dieu par la prière : laissez-les seuls, ne les tuez point et ne détruisez pas leurs monastères. »
Que l’on compare avec la supériorité culturelle qui se traduit dans le carnage tant vanté par Hanson. Marcel Boisard ajoute : « Les dispositions arrêtées par la législation coranique sont une des contributions les plus durables et les plus glorieuses de l’islam au développement du droit de la guerre. » Après avoir donné plusieurs exemples de l’application de cette législation dans les faits, il la récapitule ainsi :
« Les principes fondamentaux du système légal musulman applicable aux conflits armés, interétatiques et internes aussi bien, peuvent se résumer ainsi :
1. Interdiction des excès, de la perfidie et de l’injustice, dans tous les domaines ;
2. Prohibition d’infliger à l’ennemi des maux superflus ;
3. Proscription des destructions inutiles ;
4. Condamnation des armes empoisonnées ou de destructions massives et indiscriminées ;
5. Distinction entre combattants et civils ne participant pas directement aux hostilités ;
6. Respect de ceux qui se sont retirés de la mêlée : blessés et prisonniers de guerre ;
7. Traitement humain des captifs, qui seront échangés ou libérés unilatéralement lorsque la guerre aura pris fin, à la condition qu’il ne reste aucun prisonnier musulman en mains ennemies ;
8. Protection des populations civiles : illégalité des meurtres des otages et du viol des femmes ;
9. Affirmation de la responsabilité individuelle : pas de punition collective ;
10. Illégalité de la réciprocité dans le mal et des représailles qui contreviendraient aux principes humanitaires essentiels ;
11. Collaboration avec l’ennemi dans les oeuvres humanitaires ;
12. Prévention formelle de tout acte contraire aux stipulations des traités conclus par les musulmans. »
Que les Arabes, dans leurs guerres externes, et surtout internes, qui furent comme c’est de règle les plus sauvages, aient respecté scrupuleusement ces principes, évidemment non. Mais la transgression des principes ne délite pas les principes. Le devoir de tout historien honnête est de comprendre, et de faire comprendre les rouages de la violence, pour l’exorciser par la culture.
En attendant, hélas ! c’est le passé, non le meilleur mais le pire, celui conflictuel des guerres, qui fait notre quotidien. Il ne faut rien attendre des hommes politiques. Ils parlent tous le langage du mensonge, de l’arrogance et du cynisme. Les nôtres ne nous consultent pas ; ceux d’Occident, pourtant démocratiquement élus, nous donnent l’exemple désolant de chefs d’États qui mentent ouvertement à leurs auditoires qu’ils prennent tous pour de fieffés imbéciles.
Aujourd’hui, mieux vaut tard que jamais, il faut enfin se rendre à l’évidence : la guerre n’est pas le meilleur moyen d’unir. L’Union européenne le sait déjà, et c’est à Rome qu’elle a enterré la hache de guerre et qu’elle a commencé à fumer le calumet de la paix. Carthage a déjà signé avec Rome un traité de paix en bonne et due forme. C’est officiel. À quand l’Union méditerranéenne négociée conjointement à Carthage et à Rome ? Après l’UE, verra-t-on l’UM ? Une étudiante romaine me dit un jour : « Je veux changer le monde. » « Rien que ça, lui rétorquai-je ! » C’est à sa génération d’y rêver.

* L ‘Humanisme de l’islam, éd. Albin Michel, Paris, 1979.

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