Le coup de gueule d’Aminata Traoré

Dans son dernier ouvrage, l’ancienne ministre de la Culture du Mali dénonce les ravages dela mondialisation libérale en Afrique, soulignant la responsabilité particulière de la France. Interview.

Publié le 14 juin 2005 Lecture : 8 minutes.

Est-il nécessaire de présenter Aminata Traoré ? Intellectuelle engagée, ancienne ministre de la Culture du Mali sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré, cette femme née en 1942 est aujourd’hui l’une des principales figures de l’altermondialisme africain et se bat sur tous les fronts : OGM, coton, privatisations, préservation du patrimoine culturel, actions de proximité… En janvier elle était à Porto Alegre, au Brésil. En février, au Mali, elle organisait pour la deuxième année consécutive un « Forum sur la fibre africaine ». Elle multiplie aussi les microréalisations dans son quartier de Missira, à Bamako, où elle a su mobiliser les habitants pour le pavement et l’assainissement des ruelles. Aujourd’hui, les rues sont propres et bordées d’arbres. Le marché local a été entièrement assaini et reconstruit avec des matériaux traditionnels. Un jardin d’enfants doté d’un toboggan et d’un manège ainsi qu’un petit parc arboré ont vu le jour…
Des actions modestes mais exemplaires à l’échelle de la capitale malienne et qui ont transformé le cadre de vie des habitants. Dernière réalisation : la construction en face de son hôtel, le Djenné – très prisé des artistes et des intellectuels de passage -, d’une salle de débats et de conférences. Toujours avec des matériaux traditionnels. Le lieu pourrait être utile au Forum social mondial 2006 dont on laisse entendre qu’il se tiendrait au Mali.
En plus de tout cela, Aminata Traoré écrit*. Son dernier livre vient de paraître à Paris. Un ouvrage dans lequel elle dénonce la responsabilité de la France et de la mondialisation libérale dans les crises africaines. Le propos est sans détour.

* Ses précédents ouvrages avaient pour titre Mille Tisserands en quête de futur (Edim, Bamako, 1999), L’Étau. L’Afrique dans un monde sans frontières (Actes Sud, Arles, 1999) et Le Viol de l’imaginaire (Fayard, paris, 2002).

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Jeune Afrique/l’intelligent : Vous publiez un livre « coup de gueule ». Pourquoi avoir choisi la forme d’une lettre ouverte au président Chirac ?
Aminata Traoré : J’ai écrit au président des Français à propos de la Côte d’Ivoire qui, à mon avis, est une mine d’enseignements, ou qui pourrait l’être si les Africains se donnaient le temps et les moyens de réexaminer leurs réalités à la lumière de la mondialisation néolibérale. Il ne s’agit nullement d’accabler la France en dédouanant les dirigeants africains. Je saisis tout simplement la perche que Jacques Chirac nous a tendue au Sommet de la Terre de 2001 à Johannesburg, où il a fait un discours remarquable en défendant l’Afrique et en dénonçant les méfaits de la mondialisation marchande. Avec ce livre, j’ai souhaité aller plus loin et réactualiser le débat sur les crises africaines, dont celle qui secoue la Côte d’Ivoire, ancienne vitrine du capitalisme français dans notre sous-région.
J.A.I. : Selon vous, le néolibéralisme est une forme de néocolonialisme, et la crise en Côte d’Ivoire est, en grande partie, le résultat des ravages causés par ce système…
A.T. : Le néolibéralisme est même plus pernicieux, puisque ce sont désormais nos propres dirigeants qui revendiquent les armes de destruction de nos économies et de nos sociétés. Ils sont d’autant plus consentants que la libéralisation et les privatisations leur permettent de se servir et de financer leurs formations politiques en ne jurant que par l’efficacité et la bonne gouvernance. Le dénuement et la détresse de nos populations résultent de cette évolution désastreuse. Nos États prétendent lutter contre la pauvreté alors qu’ils oeuvrent à la création d’un environnement économique, juridique et politique conforme aux intérêts des nations riches et de leurs alliés locaux.
Le miracle ivoirien a tourné au bourbier précisément parce que le capitalisme, devenu boulimique et totalitaire, a eu raison du système de Félix Houphouët-Boigny, qui, malgré ses tares, avait réussi à garantir l’emploi, le revenu, l’éducation et la santé au plus grand nombre. Lorsque le modèle ivoirien a révélé ses limites à partir de la fin des années 1970 avec la chute des prix du café et du cacao, les institutions de Bretton Woods ont imposé leurs diktats. Pour rétablir les grands équilibres macroéconomiques, tout a été sacrifié : les salaires, les bourses, les entreprises, les services et l’épine dorsale de l’économie ivoirienne, la Caisse de stabilisation.
De l’abondance, la Côte d’Ivoire est passée à la pénurie, de l’hospitalité et de la convivialité à la méfiance et à l’intolérance. Mais, dogmatique et réducteur, le discours dominant sur l’Afrique préfère taire cette évolution et insister sur l’ivoirité. S’il y avait eu un débat national de fond sur les causes internes et externes de la paupérisation de la Côte d’Ivoire, l’ivoirité n’aurait pas dérivé et tué autant qu’elle l’a fait. Le meilleur service que les protagonistes de la crise ivoirienne peuvent rendre, dans les circonstances actuelles, à leur pays et à la sous-région est de méditer le bilan de Félix Houphouët-Boigny. Il leur en serait reconnaissant puisqu’il n’a pas cessé de dénoncer, à partir de la chute du prix des matières premières, la nature déloyale du commerce mondial.
J.A.I. : En défendant cette thèse, ne craignez-vous pas de dédouaner le président Laurent Gbagbo ?
A.T. : Tous les protagonistes de la crise ivoirienne ont instrumentalisé l’ivoirité quand cela les arrangeait. Mais de la grille de lecture que je privilégie, il ressort que le président français défend un système prédateur plus redoutable encore que l’ivoirité parce qu’il tue à petit feu en nous privant d’emplois, de revenus, de médicaments, d’eau potable et de perspectives d’avenir.
J.A.I. : Pouvez-vous retracer les grandes lignes de la politique africaine de la France que vous fustigez ?
A.T. : Il s’agit d’une politique infantilisante, appauvrissante et humiliante pour l’Afrique. Le débat houleux sur le Traité constitutionnel européen a prouvé que la question du marché est au coeur du jeu politique en Europe. Mais, ici, aucun de nos dirigeants ne se hasarde à la soulever. Sortir du système serait suicidaire, car cela voudrait dire se priver de financements. Le dernier Sommet de la Francophonie au Burkina avait un seul chef d’orchestre : le président français, qui, pourtant, n’a pas de comptes à rendre aux Africains. Lors de ses tournées sur le continent, il se montre satisfait de nos dirigeants et d’expériences démocratiques qui n’ont pas mis nos peuples à l’abri du chômage, de la faim, de l’humiliation quotidienne et de l’envie d’émigrer.
Quant à la dimension économique de la politique africaine de la France, elle a consisté à se servir, au gré des époques et des circonstances, en ressources humaines, naturelles et financières pour consolider ses propres assises. Hier, c’étaient les maisons de commerce. Aujourd’hui, ce sont les filiales des grandes entreprises qui jouissent d’une situation de quasi-monopole dans tous les domaines clés que sont les travaux publics, la banque, l’énergie, les télécommunications… Le Medef et les diplomates oeuvrent de concert dans la défense des intérêts de la France, et le secteur privé local n’a qu’à se contenter de miettes.
J.A.I. : La Côte d’Ivoire pèse-t-elle autant que cela dans l’économie française ?
A.T. : Certains prétendent que j’exagère l’importance de la Côte d’Ivoire pour la France. Le pays, comme le reste du continent, ne serait à l’heure actuelle qu’un boulet au pied de l’Hexagone. J’en doute. Les entreprises et le Trésor français ont tiré le maximum de profits de la Côte d’Ivoire et du pré carré du temps où ces pays étaient solvables. La France continue de profiter du poids de ses anciennes colonies quand vient l’heure, aux Nations unies, des décisions politiques difficiles comme la guerre en Irak. Quoi qu’il en soit, les retours sur investissements des entreprises françaises auraient fait une sacrée différence pour nos pays s’ils étaient réinvestis de manière judicieuse dans les économies locales.
J.A.I. : Quelle responsabilité incombe-t-elle aux chefs d’État africains ?
A.T. : La fascination pour l’Occident dont ils sont victimes les éloigne de leurs peuples et de leurs devoirs. Cette réalité explique en grande partie leur manque de vision, leur faible capacité de négociation et de proposition, mais aussi leur manque de solidarité avec leurs peuples et entre eux lorsqu’ils doivent faire face à leurs maîtres à penser. Ils ne semblent pas comprendre que ces derniers leur imposent des orientations dont ils sont eux-mêmes incapables de gérer les conséquences au Nord.
J.A.I. : Quelles solutions préconisez-vous ?
A.T. : Que les dirigeants et les candidats au pouvoir acceptent, enfin, de faire le bilan de ces dernières décennies d’ouverture au marché mondial et en tirent les conséquences. Qu’ils cessent de pousser les jeunes à s’entretuer au nom de faux défis. Qu’ils permettent à la société civile d’exister sans se laisser récupérer et instrumentaliser afin qu’elle exerce pleinement son droit de contrôle sur les engagements que l’État signe au nom de tous. Le mouvement social africain a de plus en plus d’écho, à la fois parmi les populations et dans une bonne partie de la classe politique. Sans pour autant être écouté quand arrive l’heure des choix et des décisions importantes. Il est vrai que ce débat n’est pas spécifiquement africain. La mondialisation est une affaire d’initiés qui en vantent les bienfaits à des populations qui n’ont plus envie de se faire avoir.
J.A.I. : Comment se porte le Mali aujourd’hui ?
A.T. : Le Mali est victime du mythe qu’on a entretenu tout le long de l’ère d’Alpha Oumar Konaré sur sa démocratie, sa gestion, sa bonne gouvernance, etc. Optimiste au départ, ATT a cru devoir achever la tâche de son prédécesseur. Mais que de désenchantements, qu’il s’agisse du dossier des privatisations, de la crise de la filière cotonnière, du chantage au financement des institutions de Bretton Woods, de l’incivisme et de l’impunité. Il est temps de « revenir sur terre » au Mali comme dans d’autres pays africains ! Un « autre Mali » est possible de même qu’une autre Afrique, dans un ordre mondial plus sain.
J.A.I. : Vous avez été ministre de la Culture. Envisagez-vous un retour en politique dans les années à venir ?
A.T. : Je ne suis pas prête à troquer une fois encore ma liberté de penser, d’expression et d’action contre un poste où je serais tenue d’appliquer des instructions venues d’ailleurs.

Lettres au président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général, d’Aminata Traoré, éditions fayard, 192 pages, 13 euros.

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