La guerre des nerfs

Deux mois et demi après les embrassades d’Alger, des petites phrases chocs d’Abdelaziz Bouteflika aux incidents de Laayoune, le dossier du Sahara occidental plonge à nouveau le Maghreb dans la crise.

Publié le 14 juin 2005 Lecture : 13 minutes.

On a les héros qu’on peut. Le Robin des Bois de Laayoune, celui par qui l’émeute – l’« Intifada », selon le Polisario – est arrivée, n’a rien de Marwane Barghouti et tout du petit Mesrine des sables. Haddi Hamed Mahmoud Ben Mohamed Ben Ali a 28 ans, un casier déjà chargé et un surnom gagné à force de se coltiner avec la police et les juges : El Kinnane (« L’homme qui mord »). Multirécidiviste, réputé pour sa violence, ce Sahraoui est un familier du tribunal de Laayoune, devant lequel il comparaît pour la première fois à l’âge de 20 ans. Coups et blessures, vols, dégradation des biens d’autrui, débauche, outrage à fonctionnaire, escroquerie : les condamnations et les séjours en prison se suivent et se multiplient. De nouveau arrêté en 2003 pour ivresse publique, Haddi écope de cinq années de détention, peine aggravée le 15 décembre de la même année pour trafic et transport de drogues : sept ans de plus, soit douze au total. À aucun moment au cours de son procès il n’a excipé d’une quelconque conviction politique.
Dans la petite prison de Laayoune, El Kinnane devient rapidement un caïd. Exerçant un fort ascendant sur ses codétenus, il les incite à la révolte, agresse les gardiens et fréquente assidûment le mitard, avant de se découvrir des penchants indépendantistes. À la mi-2004, il affiche ouvertement ses sympathies pour le Front Polisario. Quelques mois plus tard, il renvoie ses documents d’identité au procureur général du roi, exige d’être déchu de sa nationalité marocaine et demande à bénéficier du statut de prisonnier politique. Aussi douteuse que spectaculaire, la conversion de Haddi se répand dans Laayoune comme une traînée de poudre. Inquiète des risques de contagion au sein de la prison, l’autorité pénitentiaire décide alors de déplacer El Kinnane vers la centrale d’Aït Melloul, non loin d’Agadir, à 400 kilomètres au nord. Une date est fixée pour le transfert : le samedi 21 mai 2005.
Ce jour-là, une cinquantaine de membres de la famille du détenu organisent un sit-in devant la porte de la prison. Objectif : empêcher son transfert. Après une première tentative avortée, le convoi transportant Haddi passe en force, escorté par la police. Premiers coups, premières pierres et premiers slogans antimarocains. Dimanche 22, la tension monte d’un cran : des petits groupes d’activistes pro-Polisario tentent de mobiliser les Sahraouis de Laayoune, surtout les jeunes et les femmes considérés comme particulièrement militants dans ce territoire hyperpolitisé. Le lendemain, en début de soirée, deux cents personnes se rassemblent devant le domicile de la famille d’El Kinnane. Des « vive Mohamed Abdelaziz » (le chef du Polisario) et des « Marruecos fuera » (« Marocains dehors ») sont scandés. Peu avant minuit, les forces de l’ordre disloquent le rassemblement dans le calme. Il n’y a ni blessés ni interpellés.

Mardi 24 mai, la situation dérape brusquement. Regroupés rue El-Mamoun, dans le quartier à majorité sahraouie de Maatallah au centre de Laayoune, une centaine de manifestants refusent de se disperser. Des petits commandos de jeunes des deux sexes, parfois d’enfants, descendent sur l’avenue de Smara, jettent des pierres sur les Gus – les brigades antiémeutes – et brûlent quelques pneus. Puis ils font demi-tour et se replient sur leur « base » de Maatallah, transformée en camp retranché. Mercredi 25 marque à la fois le paroxysme et la fin de l’émeute. La police donne l’assaut au quartier rebelle, qui est activement « nettoyé ». Les manifestants lancent des cocktails Molotov et même des bouteilles de gaz, qui n’explosent pas. Deux drapeaux marocains sont brûlés en public – du jamais vu au Sahara – et celui du Polisario est brandi. Les émeutiers se réfugient dans les maisons, dont les portes sont toutes restées ouvertes. Les policiers les y suivent : bastonnades et interpellations musclées. Trente-cinq Sahraouis sont arrêtés et une cinquantaine blessés, pour la plupart légèrement. Aucun coup de feu n’a été tiré.
Si, au matin du 26 mai, le calme est revenu à Laayoune, les graves incidents dont la principale ville du Sahara occidental a été le théâtre ont fait des émules – en beaucoup moins spectaculaires, il est vrai – à travers les provinces du Sud. À Dakhla, Smara et Assa, des petits groupes d’indépendantistes ont ainsi suscité et encadré de courtes manifestations de soutien. Plus sérieusement, les étudiants sahraouis des universités d’Agadir (où ils sont plus de quatre mille), de Marrakech et de Rabat ont « bougé » : slogans pro-Polisario, interventions de la police et arrestations – une trentaine. Des tracts et des cocktails Molotov ont été saisis, surtout à la Cité universitaire d’Agadir. Certes, tous lieux confondus, ces démonstrations antimarocaines n’ont pas rassemblé plus d’un demi-millier d’activistes, ce qui est peu par rapport aux quelque 180 000 Sahraouis du royaume, eux-mêmes minoritaires à l’intérieur de leur propre territoire. Mais, à la différence des émeutes d’octobre 1999, à caractère social et identitaire, celles de mai 2005 ont revêtu un aspect ouvertement séparatiste. Pourquoi cette évolution ?
Premier constat : la revendication indépendantiste d’une fraction de la population sahraouie sous administration marocaine est le fruit amer, mais inévitable, de l’ouverture démocratique du royaume. Hier clandestines, ces voix profitent de la liberté d’expression pour flirter en permanence avec les « lignes rouges ». Des leaders ouvertement pro-Polisario, comme Ali Salem Tamek ou Mohamed Deddach, ont ainsi donné des interviews dans des journaux marocains, sans être censurés. L’Instance Équité et Réconciliation a offert une tribune aux victimes sahraouies des « années de plomb ». À Laayoune, où les cybercafés sont nombreux, les jeunes se connectent librement aux sites Internet de la RASD (République arabe sahraouie démocratique) et les téléphones cellulaires font le reste. On peut appeler Tindouf depuis Dakhla ou Smara, dialoguer avec les cousins restés dans les camps de la Hamada du Drâa et recevoir des consignes politiques ou des mots d’ordre d’action. La structure à peine clandestine du Polisario au sein de la population sahraouie du Maroc s’en est trouvée renforcée, tout comme sa propagande. On a ainsi vu des manifestants de Laayoune et de Dakhla raconter en direct leur petite Intifada sur les ondes de Radio Polisario (captée sur tout le territoire), grâce à leur téléphone portable.
Autre facteur d’amplification : la présence rapide sur le terrain des médias étrangers, à 90 % espagnols. L’ancienne puissance coloniale est, on le sait, très sensible à tout ce qui touche au Sahara, avec un fort tropisme indépendantiste. L’Espagne compte plus de 300 associations de solidarité avec le Polisario et la plupart des journaux, tout comme la télévision, la radio et l’agence de presse nationales, ne cachent guère leur partialité en ce domaine. Tolérée par les autorités marocaines, l’arrivée de ces journalistes souvent engagés a agi comme un miroir sur les militants sahraouis, suscitant parfois des petites manifestations à demi-spontanées. Habilement, le Polisario « de l’intérieur » tente d’enfermer l’administration dans un dilemme : soit on le réprime et l’image du nouveau Maroc respectueux des libertés et de l’État de droit en prend un coup, soit on le laisse s’exprimer et l’on facilite par là même son recrutement. Une stratégie « gagnant-gagnant » qui porte déjà ses fruits au niveau médiatique : aussi profondément décalée qu’elle soit par rapport à la réalité du terrain, la triple assimilation entre les événements de Laayoune et l’Intifada, entre les Sahraouis et les Palestiniens, et entre l’armée marocaine et celle d’Israël a encore de beaux jours devant elle.
Deuxième constat : cette détérioration intervient au moment où le dossier du Sahara occidental est, sur le plan diplomatique, plus ensablé que jamais. Les deux versions du plan Baker ayant été rejetées, l’une par l’Algérie et le Polisario, l’autre par le Maroc, le territoire est aujourd’hui en panne sèche de règlement. Depuis le départ du Péruvien Alvaro de Soto, l’ONU n’a plus de représentant spécial dans la région. L’Algérie et le Polisario exigent pour le remplacer un diplomate américain de haut niveau – de Soto, qui n’a jamais été reçu par le président Bouteflika, n’était pas à leurs yeux d’un niveau suffisant -, autant dire un oiseau rare que Kofi Annan cherche en vain depuis trois mois.
Un vide propice à toutes les surenchères. Sans craindre l’emphase, voire le ridicule, le chef du Polisario Mohamed Abdelaziz fait feu de tout bois : après avoir menacé de reprendre la guerre contre le Maroc, il a qualifié de « génocide » et d’« hécatombe » les émeutes de Laayoune puis adressé, le 2 juin, dans les colonnes du quotidien algérien El Khabar, une lettre ouverte aux élites marocaines, nommément citées – de Tahar Ben Jelloun à Mohamed Tozy, de Moumen Diouri à Ali Lmrabet et d’Abdallah Laroui à Ahmed Reda Benchemsi – en leur demandant de soutenir sa lutte.
Plus inquiétant : la réoccupation progressive depuis deux ans, par le Polisario, en violation des termes du cessez-le-feu de 1991, de deux localités symboliques du no man’s land qui sépare le mur de défense marocain de la frontière algérienne. Bir Lahlou et surtout Tifariti, où a été célébré le 20 mai le 32e anniversaire de la création du Front indépendantiste et où devrait être érigé le futur Parlement de la RASD, ont été réinvestis sans que les Bérets bleus de la Minurso, qui patrouillent dans la région, n’osent s’y opposer. Ces oasis sont à portée de jumelles – et de canons – des Forces armées royales du général Abdelkader Haddou, patron du secteur militaire de la Sakiet el-Hamra. Que le Polisario décide d’un coup de main contre le mur, et les FAR seraient en quelques heures sur la frontière algérienne : un cauchemar.
Troisième constat, dont l’influence sur ce qui précède n’échappera à aucun observateur : les relations maroco-algériennes sont à nouveau au bord de la crise de nerfs. Tout semblait pourtant reparti pour le meilleur à l’issue du séjour idyllique effectué par le roi Mohammed VI à Alger en marge du sommet de la Ligue arabe, fin mars. Dix semaines plus tard, c’est une atmosphère de guerre froide qui prévaut entre les deux capitales. « Si l’Algérie donnait l’impression de rechercher l’apaisement, c’était uniquement pour assurer la réussite de son sommet, dit-on à Rabat. Nous avons été floués. » Réplique d’Alger : « Pensiez-vous réellement que, le calme revenu avec le sommet, le président allait ordonner au Polisario de se dissoudre ? Attendre de sa part un tel déjugement était pour le moins déraisonnable. »
Que s’est-il donc passé ? En se rendant à Alger le 24 mars, puis en acceptant, au cours de ses entretiens en tête à tête avec Abdelaziz Bouteflika, de rejoindre la position algérienne sur le dossier du Sahara – on le met entre parenthèses, on le confie à l’ONU et on bâtit le Maghreb ensemble sans se laisser distraire par cette affaire -, M6 fait un geste et une concession incontestables. Jusqu’ici, en effet, le Maroc a toujours soutenu que le règlement du contentieux saharien était un préalable à la construction de l’UMA. Qu’attend le roi en échange ? Un code de bonne conduite mutuel, en l’occurrence un pacte de non-agression verbale et… la réouverture de la frontière commune, fermée depuis onze ans. Une réouverture que tout l’Oriental marocain attend comme une bouffée d’oxygène.

la suite après cette publicité

Or si l’on exclut la décision de supprimer l’obligation de visa pour les Marocains désireux de se rendre en Algérie (une simple mesure de réciprocité, puisque le Maroc a fait de même en 2004), rien de tout cela ne va se produire. Bien au contraire : de façon assez inexplicable – puisque aucune pression interne ne l’y oblige -, en tout cas inattendue, Abdelaziz Bouteflika fait monter la pression par toute une série de petites phrases calculées, qui sont autant de torpilles. À Paris, le 5 avril, sur le perron de l’Élysée, il enterre tout d’abord le rêve d’une réouverture imminente de la frontière : celle-ci, dit-il, n’interviendra pas avant « des mois ». Interrogé une semaine plus tard à Rabat, un proche du roi ne veut voir dans ce premier rectificatif qu’un simple détail : « Cela ne remet aucunement en cause notre décision stratégique : tout faire pour que tout s’arrange. »
Mais voici que le président algérien s’embarque, le 10 mai, pour une longue tournée latino-américaine au cours de laquelle chaque toast, chaque discours, sera pour lui l’occasion de marteler un message qui, dans le fond, revient à replacer le problème du Sahara au coeur de la construction maghrébine. À Brasília, Bouteflika compare le dossier saharien à celui de Timor-Est, dont l’indépendance a été selon lui un « triomphe de la légalité internationale ». À Santiago du Chili, il évoque le « droit à l’autodétermination » des Sahraouis, dont le territoire connaît « un problème de décolonisation ». À Lima, il qualifie le Polisario de « mouvement de libération du peuple sahraoui ». À chaque fois, le Sahara est présent. À chaque fois, cette omniprésence est assortie d’une limitation de responsabilité : « L’Algérie, répète le président, n’est pas directement impliquée. »
À Rabat, le choc est rude et certains, notamment au sein d’une armée aussi sourcilleuse à l’égard du Sahara que méfiante vis-à-vis de l’Algérie, commencent à susurrer que « le roi s’est fait piéger ». En fait, Mohammed VI, qui estime que le point de rupture n’est pas encore atteint, sait que Bouteflika teste sa résistance et surtout son degré de volontarisme. Il ne cède pas.

Il faudra en fait attendre le 20 mai, et le message au ton pour le moins militant envoyé par Abdelaziz Bouteflika à Mohamed Abdelaziz à l’occasion de l’anniversaire du Front Polisario, pour que le Maroc estime franchie la ligne rouge. « L’Algérie, écrit Bouteflika, soutient cette cause et toutes les autres conformément à la Charte de l’ONU, en vue d’aider le peuple sahraoui ainsi que tous les autres peuples à recouvrer leur liberté et leur indépendance. […] Notre soutien a toujours été ferme en faveur des peuples colonisés ou sous occupation étrangère. » Après avoir qualifié les Sahraouis de « peuple résistant, militant et patient », le président algérien conclut : « Engagés comme nous l’avons toujours été, nous irons en Libye, fidèles à nos promesses. »
Cette fois, la coupe est pleine. Non seulement, dit-on à Rabat, Abdelaziz Bouteflika abandonne sa neutralité supposée puisqu’il se prononce ouvertement pour l’indépendance, mais il laisse entendre qu’il exposera son point de vue lors du Sommet de l’UMA prévu à Tripoli les 25 et 26 mai. Le 22, le ministère marocain des Affaires étrangères « déplore vivement » le contenu du message présidentiel algérien. Le 23, Mohammed VI fait annoncer que, suite aux prises de position « de plus en plus virulentes » de ses plus hautes autorités, qui « affectent directement les intérêts supérieurs du royaume et sont attentatoires au sentiment national du peuple marocain, […] l’Algérie a pris la responsabilité de compromettre l’opportunité de la relance de l’édification maghrébine ». En conclusion et « pour toutes ces considérations », le roi « ne pourra pas personnellement participer au sommet de Tripoli ».
Le 24, un Mouammar Kadhafi furieux et persuadé d’être la victime d’un « complot » se résout à annuler la réunion des chefs d’État de l’UMA. Le colonel libyen, qui pensait avoir réussi le plus dur en obtenant la participation du président mauritanien Ould Taya, est contraint de renoncer à deux doigts de l’exploit : l’Union du Maghreb arabe n’a plus tenu de sommet depuis… onze ans !

Réitérées le 31 mai à Lisbonne, les déclarations du président algérien sur le Polisario, « mouvement de libération », et sur le Sahara, « question de décolonisation », n’ont certes rien de nouveau. Celui qui, en août 2004, dans une lettre à Kofi Annan, qualifiait le Maroc de « puissance occupante » a sa logique propre sur le sujet, forgée ne varietur depuis trente ans. Une partie importante de sa garde rapprochée – Bedjaoui, Messahel, Belkheir, Ouyahia… – est composée de spécialistes et de techniciens du dossier du Sahara occidental. Dans le fond, ils connaissent le Maroc et les Marocains beaucoup mieux que l’inverse et, lorsqu’il arrive à Bouteflika de regretter l’absence d’interlocuteurs de l’autre côté de la frontière, il n’a pas tout à fait tort : entre lui et M6, et entre leurs entourages respectifs, il y a une génération d’écart. Les réflexes, les repères, les couloirs aériens ne sont pas les mêmes.
Reste que, des petites phrases chocs d’Abdelaziz Bouteflika aux émeutes de Laayoune, il existe plus qu’une relation de cause à effet : un fil rouge qui, à force de se tendre, menace la stabilité d’un royaume en pleine période de transition, donc forcément fragile. Deux mois et demi après les embrassades d’Alger, le Maghreb est donc à nouveau en crise. Curieux timing que celui-ci : c’est au moment où tout semblait possible de par la volonté politique des deux voisins que l’Algérie a décidé de marquer son refus d’entrer dans une phase plus flexible du dossier saharien. Comme si, dopée par ses immenses richesses en hydrocarbures et par la fin de la « sale guerre », elle se voulait le seul État fort de la région et ne considérait plus comme prioritaire la construction de l’UMA.

En attendant, Marocains et Algériens continuent à faire comme si rien de grave, et surtout d’irréversible, n’était arrivé. La visite officielle du Premier ministre Ahmed Ouyahia à Rabat, les 21 et 22 juin, est maintenue « jusqu’à nouvel ordre ». Quant à Bouteflika, il a tenu à marquer un long arrêt devant le stand du Maroc à la Foire internationale d’Alger. « Oubliez la politique, pensez au business », a-t-il conseillé aux hommes d’affaires marocains présents, avant d’ajouter que les touristes algériens n’allaient pas tarder à venir remplir les chambres d’hôtels du royaume. Comme on aimerait le croire !

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires