Journalistes sous pression

Soumise à un harcèlement judiciaire incessant, mais consciente aussi des excès dont elle s’est rendue coupable ces dernières années, la presse veut trouver un modus vivendi avec le pouvoir.

Publié le 13 juin 2005 Lecture : 7 minutes.

Les mardis se suivent et se ressemblent au tribunal d’Alger. Et chaque semaine, désormais, apporte son lot de nouvelles condamnations de journalistes. Ainsi, le 24 mai, lors du procès « Liberté », notre collaborateur Farid Alilat, ancien directeur de ce journal, a été condamné « par défaut » à un an de prison, alors qu’Ali Dilem, le célèbre caricaturiste, et Mostafa Hammouche, un chroniqueur, se voyaient infliger des peines d’amende de plusieurs dizaines de milliers de dinars. Première à s’émanciper, et considérée jusqu’à 2004 comme la plus libre du Maghreb et du monde arabe, la presse algérienne a le blues depuis la réélection d’Abdelaziz Bouteflika. « N’ayons pas peur des mots, s’exclame Kamal Amarni, du quotidien Le Soir (et contre lequel le parquet a requis, le 31 mai, douze mois de prison), les rédactions vivent dans un climat de terreur. Confrères emprisonnés, journaux fermés, intimidations, condamnations en cascade : c’est plus qu’une reprise en main, c’est une mise au pas ! »
Tous, dans la profession, ne l’expriment pas avec autant de virulence, mais le malaise est là. Il aura suffi d’un seul coup de semonce – l’arrestation et la condamnation, en juin 2004, à deux ans ferme, de Mohamed Benchicou, le directeur du Matin, journal qui est sans doute allé le plus loin dans l’offensive anti-Bouteflika – pour paralyser les rédactions. « Dernièrement, j’ai rassemblé des éléments pour une enquête sur les turpitudes de la société pétrolière américaine Halliburton dans le Sahara, raconte Nadir Benseba, coordinateur Maghreb de la Fédération internationale des journalistes. Aucun directeur n’a voulu prendre le risque de la publier. »
Le temps où la presse indépendante algérienne entretenait la flamme de l’impertinence et de la contestation paraît bien loin. Fragilisé par les émeutes d’octobre 1988, le pouvoir avait entamé sa « mue démocratique » en libéralisant l’information écrite, jusque-là monopole d’État, et avait autorisé les journalistes à quitter les médias publics, avec une prime équivalente à deux ans de salaires nets, pour créer des titres indépendants. Beaucoup de collaborateurs d’El Moudjahid, organe du FLN, l’ex-parti unique, tentent l’aventure. L’État, bon prince, met gracieusement à leur disposition des locaux. Acquis aux idées libérales et démocratiques, journalistes et éditeurs combattent la montée du Front islamique du salut (FIS) et approuvent l’interruption du processus électoral, en janvier 1992. La presse fait cause commune avec l’armée pendant la guerre civile. Une soixantaine de journalistes seront assassinés par les terroristes. Pour protéger leurs employés, les journaux sont regroupés sur deux sites ultrasécurisés : les maisons de la presse – ces installations hébergent encore le siège de la plupart des journaux algérois, à l’exception de Liberté, dont les bureaux sont dans le centre-ville. Les journalistes s’accommodent alors de la censure militaire et du contrôle des informations à caractère sécuritaire : c’est la guerre…
Le tournant dans les rapports presse-pouvoir s’opère en 1998. Normalisation aidant, les journalistes commencent à s’intéresser d’un peu plus près au fonctionnement des institutions. Aux affaires, à la gabegie, aux scandales de gestion. Le pouvoir se braque. Et les journalistes, d’empêcheurs de tourner en rond, se transforment en adversaires. L’élection d’Abdelaziz Bouteflika, en avril 1999, est accueillie avec beaucoup de circonspection par la presse, qui ne veut voir en lui que « le candidat officiel de l’armée » et le soupçonne d’entrée de jeu de vouloir pactiser avec les islamistes. « Boutef », qui avait promis de ne suspendre aucun journal et de ne jamais entraver la liberté de la presse, peine cependant à dissimuler son mépris pour les journalistes de son pays. Il les boycotte, ne leur accorde aucune interview. Vexés, ceux-ci se déchaînent. Bouteflika est vilipendé à longueur d’articles : insultes, outrances, mensonges, pamphlets. On le traite de voleur, d’imposteur.
Face à la virulence des attaques dont il fait l’objet, le président perd patience et finit, en 2003, par engager des poursuites judiciaires contre les auteurs d’articles diffamatoires ou outranciers. Un amendement du code pénal, qui remonte à juin 2001, lui en offre la possibilité, avec l’introduction de deux articles sur la diffamation et l’outrage, alourdissant considérablement amendes et peines, dont les journalistes exigent sans succès l’abrogation. Le fossé se creuse à l’approche de la présidentielle de 2004. La presse indépendante prend fait et cause pour Ali Benflis, le plus sérieux adversaire de Bouteflika, qui promet, s’il est élu, de libéraliser totalement le champ médiatique et de supprimer le monopole d’État sur la radio et la télévision. El Khabar, Le Matin, Liberté, El Watan, Le Soir, El Fadjr et Akhar Sâa, sept titres représentant 80 % du tirage de la presse quotidienne, font ouvertement campagne contre le président.
Le 8 avril 2004, Abdelaziz Bouteflika est réélu avec 85 % des voix. Pour les journalistes, isolés, coupés du pays réel, le réveil est douloureux. L’étreinte judiciaire devient étouffante. Les premières condamnations tombent en juin. Elles sont lourdes, et incitent les patrons de presse à la retenue, sinon à l’autocensure. Les journalistes, qui tablaient sur une forte mobilisation internationale, doivent déchanter. Les chancelleries étrangères ne bougent pas. Et la presse française ne proteste que mollement après l’incarcération de Benchicou et la fermeture du Matin.
Dans les rédactions algéroises, on a le sentiment d’avoir été sacrifié sur l’autel des bonnes relations entre Paris et Alger. En réalité, la faiblesse des réactions s’explique d’abord par l’impression que les confrères algériens ne sont pas exempts de reproches. La presse française, après s’être longtemps paresseusement appuyée sur les analyses partisanes de la presse indépendante algérienne, de crainte de se fourvoyer à nouveau et de se faire manipuler, ne veut plus se mouiller.
Cependant, à Alger, certains commencent à s’interroger et à ébaucher un début d’autocritique. « Nous ne pouvons nier qu’il y a eu des excès, admet Mahmoud Belhimer, rédacteur en chef adjoint du journal arabophone Al Khabar, le plus gros tirage de la presse algérienne (400 000 exemplaires par jour). Le pouvoir ne veut pas d’une presse libre. Mais le problème vient aussi de nous. Les journalistes ne peuvent pas écrire ce qui leur passe par la tête. Ils doivent professionnaliser leurs méthodes, vérifier davantage, limiter le recours au conditionnel et aux sources anonymes. Il faut aussi privilégier l’information sur le commentaire. La presse a contracté de mauvaises habitudes dans les années 1990. Les gens ne pouvaient pas aller sur le terrain et se contentaient de téléphoner de leurs bureaux. Aujourd’hui encore, beaucoup d’enquêtes, bâclées, ne méritent pas leur nom… »
La promiscuité n’arrange rien. Tous les journaux étant installés au même endroit, ils se surveillent en permanence et se marquent à la culotte. « À un certain moment, il a existé une émulation malsaine, se souvient un observateur. Dès qu’un journal sortait un prétendu scoop, comme lorsque Le Matin a titré sur de violentes émeutes à Biskra, chacun s’emparait de l’affaire et surenchérissait, avant de s’apercevoir finalement du caractère imaginaire de l’information. »
Pour casser « l’effet bocal », Al Khabar a fait construire un nouveau siège, à Hydra, et va déménager dans le courant de l’été. El Watan, titre leader de la presse francophone, avec 130 000 exemplaires vendus quotidiennement, devrait l’imiter rapidement. Son directeur-fondateur, Omar Belhouchet, souhaite lui aussi « passer à autre chose » et sortir de la posture conflictuelle : « Notre ligne n’a pas changé, elle reste critique mais mesurée. El Watan n’a jamais versé dans l’outrance. Mais il faut savoir tourner la page. Pour nous, le challenge consiste désormais à élargir notre lectorat en enrichissant notre rédactionnel et en développant de nouveaux produits. Nous avons lancé un supplément télé et un autre économique. Nous avons fait deux suppléments gratuits de 40 pages pour le 50e anniversaire du 1er novembre 1954. Il faut sortir du tout-politique et être plus pointu sur l’économie ou la vie des régions. Nous aimerions augmenter la pagination, la porter de 32 à 72 pages. Les annonceurs privés sont prêts à suivre. Mais nos capacités d’impression sont trop limitées. Nous ne possédons qu’une rotative. Nous avons déposé des demandes d’autorisation d’importation, et attendons le feu vert… »
Exception faite d’Al Khabar et d’El Watan, qui possèdent une imprimerie en commun dans la région d’Alger, tous les autres titres de la presse algérienne indépendante… dépendent des imprimeries d’État. Un moyen de pression insidieux mais efficace.
Désemparée par la stratégie de harcèlement judiciaire mise en oeuvre par les autorités, confrontée à une véritable crise morale depuis le 8 avril 2004, la profession semble aujourd’hui désireuse de trouver un modus vivendi avec le pouvoir. Mais chacun devra y mettre du sien. Car s’il est vrai que les outrances et les approximations desservent la cause de la liberté de la presse et que les journalistes ne pourront encore très longtemps faire l’économie d’une réflexion poussée sur les questions de déontologie, il faut bien reconnaître qu’actuellement ils ne sont guère aidés. L’accès à l’information est souvent verrouillé, les autorités ne communiquent pas quand les questions leur déplaisent, les journalistes désireux de vérifier ou recouper une information se heurtent fréquemment à un mur du silence. L’exercice de leur métier continue à être régi par un code de l’information archaïque, qu’il est question de réformer, mais les choses tardent à se concrétiser. Autre signe des atermoiements au sommet : alors que le nouveau gouvernement algérien a été formé le 1er mai, le portefeuille de la Communication n’a toujours pas été attribué. L’Algérie officielle est encore à la recherche de sa politique de la presse…

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