Impossible équation

Préserver les équilibres de la planète, gérer les ressources naturelles en harmonie avec les besoins des hommes… Voilà les impératifs de vie qui s’imposent aux six milliards de terriens que nous sommes. Les politiques les ont érigés au rang de priorité.

Publié le 14 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

« Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. » C’est en 1987 que la Norvégienne Gro Harlem Brundtland, alors Premier ministre, lance la définition de ce qu’on appelle désormais le développement durable. Presque vingt ans plus tard, l’expression est utilisée à toutes les sauces. Un bon discours politique, de Washington à Hong Kong, en passant par Johannesburg ou Bruxelles, se doit de mentionner les deux termes, désormais indissociables. Les organisations non gouvernementales (ONG) ne cessent de crier au scandale et dénoncent la trop lente prise de conscience mondiale. Les « jours », « semaines » ou « événements » en faveur du développement durable se multiplient dans le monde. Les grandes entreprises lancent des initiatives – plus ou moins sérieuses – pour se développer sans dégrader leur environnement. Elles sont parfois plus motivées par l’amélioration de leur image de marque que par la volonté de résoudre une question d’avenir de l’humanité. Bref, l’idée fait son chemin en ce début de XXIe siècle. Le progrès des sociétés et de l’économie s’est enrichi d’une notion de responsabilité que chacun doit prendre en compte afin de permettre aux six milliards d’humains de se nourrir, se loger, se vêtir, s’instruire, travailler et vivre dans un environnement sain.
Si beaucoup sont d’accord sur la notion de « durable », le terme « développement » regroupe tant d’enjeux (environnementaux, économiques et sociaux) qu’il s’est transformé en auberge espagnole où se croisent les pourfendeurs des 4×4 et autres monstres automobiles, les industriels en mal de clientèle, les gardiens du réchauffement climatique, les agriculteurs africains désireux de vendre leur production sur les marchés mondiaux, les défenseurs des énergies renouvelables, les promoteurs de l’annulation de la dette pour les pays pauvres, les amis du commerce équitable et les augures en tout genre. Tous sont confrontés au dilemme que pose un concept bien réel, né de la mondialisation à la fois des problèmes et des solutions : comment l’humanité peut-elle progresser, se développer, tout en évitant de mener la planète à la catastrophe ? En gardant intact le modèle qui a donné jusqu’à maintenant les meilleurs résultats en termes de croissance économique dans les pays du Nord (l’économie de marché héritée de la révolution industrielle), l’équation paraît difficile à résoudre. Car si les individus, certaines entreprises et des communautés locales parviennent à intégrer les contraintes posées par le respect de l’environnement, les États, eux, n’ont pas encore réussi à proposer un modèle de fonctionnement responsable et des moyens d’action efficaces.
La communauté internationale n’en est pourtant plus à son galop d’essai. Le Sommet de la Terre à Rio, en 1992, a posé les jalons d’une nécessaire protection de l’environnement. On y a signé l’Agenda 21, un plan d’action à entreprendre au niveau international, national et local dans tous les domaines où l’activité humaine a un effet négatif sur l’environnement. En 1997, les États signataires du protocole de Kyoto se sont engagés à limiter leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2012, pour les réduire de 5,5 % par rapport au niveau de 1990. Mais, pour entrer en vigueur, cet accord devait réunir les signatures de pays représentant au moins 55 % des émissions totales de dioxyde de carbone en 1990. Ce fut enfin possible en février 2005, après la ratification, en octobre 2004, du protocole par le Parlement russe. Encore la partie, après huit ans d’atermoiements, est-elle loin d’être gagnée. Les États-Unis, qui émettent à eux seuls environ un tiers des gaz à effet de serre, n’en font pas partie et mettent en péril les résultats du plus important accord international sur le développement durable jamais entrepris. Pour la simple et bonne raison qu’ils estiment que le protocole ne va pas dans le sens de leurs intérêts économiques. L’affront a le mérite d’être clair.
En 2002, un nouveau pas était franchi. Le Sommet de la Terre + 10 a réuni la majorité des décideurs à Johannesburg. Pour la première fois, protection de l’environnement et développement des pays pauvres y ont été associés comme les deux mamelles du développement durable. Résultat : l’équation, déjà complexe, est devenue impossible à résoudre, et plus difficile à prendre en compte au niveau national. Car les États possèdent trop peu de moyens de rétorsion et d’action. L’Union européenne, qui se veut à la pointe des efforts, en est encore à la révision de sa stratégie de développement durable, adoptée lors du Sommet de Göteborg en 2001 et restée lettre morte. Hormis le commissaire européen à l’Environnement, l’Europe et les États qui en font partie ne possèdent pas de structures intégrées de développement durable. De nombreuses directives (sur les quotas d’émission de CO2, sur les biocarburants, sur le traitement de l’eau, sur la mise en place du réseau de sites protégés Natura 2000) ont été prises. Encore faut-il qu’elles soient transposées en droit national, dans les vingt-cinq pays de l’Union. En France, le développement durable, pourtant considéré comme l’une des priorités de Jacques Chirac, passe souvent au second plan. Le secrétariat d’État qui lui était dédié a disparu, remplacé par un service intégré au ministère de l’Écologie. Ses hauts fonctionnaires sont assistés d’une délégation interministérielle censée mobiliser tous les ministères sur la cohérence des politiques suivies avec les critères de développement durable. Mais ces derniers demeurent encore la dernière roue du carrosse. « Les autres ministères ont d’autres priorités qui répondent à des besoins politiques et sont loin d’avoir intégré l’importance du développement durable », explique un haut fonctionnaire. Ainsi de la politique agricole commune européenne, où la France a été la plus réticente à réformer son agriculture intensive favorisée par le système de subventions à la quantité, bien qu’il ait été prouvé que le système est très dommageable pour l’environnement.
Que dire alors du dilemme auquel sont confrontés les gouvernants du Sud ? Difficile, dans la majorité des pays d’Afrique par exemple, de penser à la durabilité d’un développement qui fait défaut, alors même que les nations africaines recherchent, avant tout, le modèle de croissance économique qui a fait décoller le Nord. Compliqué d’adhérer à de si beaux principes quand les pays du Nord, eux-mêmes, rechignent à les adopter. Il faut donc à la fois convaincre les pays du Nord de mettre en place des mesures concertées et différenciées (en fonction de la pollution de chacun), et persuader les pays du Sud que le développement durable est plus rentable que le développement tout court. Tant que les Américains continueront de dépenser 11 kWh par personne pour se déplacer, se nourrir, se chauffer, se vêtir, tandis que les Européens en dépensent 6 kWh et les habitants des pays en développement moins de 1 KwH, il est à craindre que rien ne se fera.
La conscience du développement durable prendra du temps à pénétrer les esprits, car elle concerne tous les pans de la vie des individus et des gouvernants. Ces derniers, confrontés à la gestion quotidienne et à court terme de leurs administrés, ne seront certainement pas les premiers à prendre les devants. Faudra-t-il attendre que, comme les plus pessimistes des scientifiques le prévoient à moyen terme (cinquante ans), Paris connaisse le même climat que Montréal et que le périphérique disparaisse sous les congères de neige pour que le développement durable accède à la place qui lui revient et que l’on attende l’annonce des performances « durables » de chaque pays avec autant d’impatience que les chiffres de la croissance économique ?

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