Giscard, ou le besoin de paraître

De son expérience d’ancien ambassadeur de France et de collaborateur du général de Gaulle, Pierre-Louis Blanc a gardé « un intérêt marqué pour l’observation des hommes d’État ». Dans « Valise diplomatique » (éd. du Rocher), il décrit d’une plume alerte le

Publié le 13 juin 2005 Lecture : 7 minutes.

En 1975, Valéry Giscard d’Estaing est encore le quadragénaire fringant que notre pays vient d’élire. Ses valets de presse cherchent à vendre l’idée d’un « Kennedy à la française ». Au vrai, notre nouveau chef d’État ne manque pas d’aisance, d’allure et sait s’habiller, qualité rarissime chez nos hommes politiques de tous bords. Il la partage avec un homme de gauche, Pierre Joxe, élevé comme lui dans le patriciat parisien, et dont chacun se rappelle la réflexion cruelle, mais fondée, sur les chaussettes de l’humble Bérégovoy. Chez Giscard, le choix des complets, chemises et cravates ne laisse rien à désirer. Je concède au personnage le bénéfice d’une formation attentive et soignée. J’y décèle toutefois assez vite quelque affectation. Nul ne passe rapidement de l’application à bien paraître du grand bourgeois à l’élégance innée, à la fois affinée et discrète, de l’aristocrate. Je discerne plus en lui ce qui revient aux Giscard dont il descend qu’aux d’Estaing que sa famille a aspiré à être. En réalité, malgré une attentive éducation dès l’enfance, les facilités offertes par la richesse et le recours à quelques artifices, notamment d’élocution, notre président se situe dans un entre-deux. Plus tout à fait grand bourgeois, pas encore aristocrate. Le Jockey Club le lui fait sentir. Un de mes très vieux amis, le marquis Imbert de Laurens-Castelet, avec qui je sors beaucoup lorsque nous sommes en poste à notre ambassade à Madrid de 1964 à 1967, m’a souvent dit : « Valéry me fait un brin de cour, car je suis un membre influent pour l’admission au Jockey Club. Je l’aime bien, mais de mon vivant il n’y mettra jamais les pieds. » II se trouve donc dans la société comme en porte-à-faux. II en va de même dans ses rapports avec de Gaulle. Dans l’ensemble, quelque chose en lui, quelque part, ne sonne pas naturellement juste. D’où sa difficulté à trouver en toutes circonstances le ton exact. D’où l’importance excessive qu’il attache à des détails. D’où une susceptibilité maladive – ses visites dans nos ambassades et nos préfectures sont toujours pour nos chefs de poste un véritable chemin de croix. D’où son désir de manifester son excellence en tout, le meilleur moyen bien souvent de ne jamais y réussir. II n’a pas encore éliminé tout à fait en lui la crispation du parvenu.
Dans mes conversations avec lui, je constate très vite qu’il écarte délibérément deux sujets : de Gaulle et l’ENA. Sur le premier, je comprends très bien qu’il ne veuille pas me gêner ou se dévoiler. Sur le second, je trouve étrange que le président de la République marque un tel désintérêt pour une institution qu’il a fréquentée et dont la mission consiste à préparer les cadres de l’État. J’ai cru voir dans cette attitude une fêlure légère certes, mais perceptible, de son caractère et de sa personnalité. Les mauvaises langues disent en effet qu’il n’a jamais pardonné à l’établissement de ne pas en être sorti major et d’avoir été classé après le plébéien Marceau Long. Plus je l’observais, plus il ressortait à mes yeux que, pour lui, la pose avait parfois plus d’importance que la réalité. À ne plus se contenter d’être un grand bourgeois et à vouloir capter un style qui lui échappait, il perdait de sa consistance. S’agissant de sa vision de l’avenir de la France, il oscillait, cherchant sa voie entre les sentiments européens forts dans son milieu et son groupe politique, et une très réelle connaissance de la réalité et de la substance nationale. Curieusement, cet homme bien souvent à la recherche de lui-même éprouvait le besoin de se transformer en maître d’école, ce qui en a agacé plus d’un au moment des élections de 1981. Une richesse des talents, une très belle intelligence, parfois des bouffées de sensibilité, un irrépressible narcissisme – comment oublier la cruelle caricature du Canard enchaîné lors de la sortie de l’ouvrage Démocratie française -, le souci d’être aimé sans être toujours capable de trouver le chemin pour gagner les coeurs, des réflexes de caste mal maîtrisés, des ambitions insatisfaites – attribution de la Toison d’or, appartenance au Jockey Club et au Cincinnati – qui le perturbent, alors qu’elles ne sont pas de première ligne… D’où enfin des humeurs fréquentes, souvent des rancoeurs. Il porte en lui et maîtrise mal un déséquilibre structurel qui lui fait perdre parfois tout sens de la mesure, comme le montre la brève et étrange séquence de télévision lors de ses adieux au pays en 1981. Sa défaite à la présidentielle de 1981 lui fut d’autant plus cruelle qu’il y a constaté le degré de la haine que lui portaient certains.
Je l’ai revu à deux reprises lorsque j’étais représentant permanent aux Nations unies. La première fois, à la fin de 1989, dans le Concorde Paris-New York. Cet appareil, outre qu’il relie rapidement les deux cités, présente les avantages des diligences d’autrefois. Hommes d’affaires, veuves richissimes, politiciens connus, sportifs de haut niveau, mannequins de grande allure et acteurs s’y retrouvent en bonne compagnie. Je voyage ce jour-là à côté de Xavier Perez de Cuellar. Successivement, le secrétaire général des Nations unies et moi-même allons bavarder une demi-heure avec l’illustre passager. Je le trouve physiquement vieilli et moins assuré de lui-même. Il a manifestement surmonté la phase de découragement, voire de dépression, qui a suivi sa défaite électorale. Il me paraît plus mûr et davantage posé, comme on le dirait d’une voix. Je lui décris l’évolution des Nations unies depuis l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, la concertation des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, les efforts souvent couronnés de succès du secrétaire général pour le règlement de dossiers délicats. Mon interlocuteur écoute. Pose des questions pertinentes. Parfois aiguës. Il n’est plus à ce moment-là, autant que je me le rappelle, président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, mais il se tient très au courant. Il me donne l’impression d’avoir accédé à une tranquillité plus sereine que dans sa période élyséenne. Je le revois une deuxième fois assez longuement quelques mois après à l’aéroport Kennedy. Je l’informe des derniers événements de l’ONU et le trouve cette fois encore plus détendu, plus ouvert, plus à l’écoute des autres.
Quelque dix ans plus tard, à la fin de l’été 1998, je suis invité à un dîner de château dans mon Vaucluse, donné en l’honneur de l’ancien président. Il y a une douzaine de convives. Côté Giscard – son frère et un de ses amis – l’« uniforme » est de rigueur. Blazer droit bleu foncé, pantalon gris, chemise impeccable, pochette. Chez les autres invités, je note davantage de fantaisie vestimentaire. Le vénérable et vieillissant ambassadeur de France, Tricornot de Rose, l’homme de la trilatérale au Quai d’Orsay, sans veste, est affublé d’une chemise à ramages au col ouvert. Marcel Boiteux, ancien PDG d’EDF, arbore un étrange veston à grands carreaux sur une chemise dont la couleur est aussi indéfinissable que celle de son foulard de soie. J’ai revêtu pour ma part, hérité du temps des fastes diplomatiques, mon seul ensemble de sortie à Ménerbes : veste de lin d’un beige écru et pantalon gris. Comme si nous étions à l’Élysée, nous prenons l’apéritif avec l’hôtesse et madame Giscard d’Estaing, en attendant l’ex-président, qui arrive le dernier. Au dîner, conversations conventionnelles. Au café, le débat s’élargit. Le président mène la conversation avec maîtrise et intelligence. Il sait être brillant, incisif, clair. Le roi du Maroc étant mort la veille, il en parle fort bien. Puis, tous les invités étant partis, nous évoquons longuement en tête à tête et pour la première fois le général de Gaulle. J’avais retiré du dîner une impression favorable de l’invité d’honneur. Patatras ! Le lendemain, regardant à la télévision les obsèques de Hassan II – rien n’est plus éclairant pour la compréhension de la situation internationale que les funérailles des grands de ce monde – je l’aperçois, jouant des coudes derrière le cercueil du roi défunt, veillant à tout moment à ne pas se laisser rejoindre ou distancer par Jacques Chirac, afin d’approcher Clinton et de nouer avec celui-ci un dialogue que le président des États-Unis, respectueux des usages, s’efforce d’écourter. Valéry était donc inguérissable. Le suivant dans la foule, je pensais à la retraite de De Gaulle dans la solitude de Colombey, comme à la dignité et à la réserve dont ont su faire preuve jusqu’ici les anciens présidents des États-Unis, qui nous donnent un bel exemple d’esprit démocratique.
En réalité, il lui est impossible de quitter la scène, tant chez lui s’avère impérieux le besoin de paraître. Après son départ en 1981, il a accepté de jouer quelques rôles mineurs de composition : romancier, penseur politique, « gouverneur éclairé de l’Auvergne ». Il a essuyé quelques échecs électoraux, puis au fur et à mesure que la République chiraquienne a perdu de sa vigueur, la cohabitation aidant, il est intervenu plus directement dans les affaires nationales. Il a été à l’origine de l’institution du quinquennat, alors qu’il avait été président de la République pendant sept ans et s’était représenté, sans succès il est vrai, pour une identique durée. Il est allé jusqu’à laisser entendre en 2001 qu’il ne se déroberait pas si le peuple français faisait appel à lui, ce qui ne s’est pas produit. Mais l’homme a du ressort. Le voilà maintenant [en décembre 2001] président de la Convention sur l’avenir de l’Europe.

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