Farouk Kaddoumi, le dernier dinosaure

En exil doré à Tunis depuis plus de vingt ans, le président du comité central du Fatah refuse toute concession à Israël, s’oppose à Mahmoud Abbas et se considère comme le seul successeur légitime de Yasser Arafat.

Publié le 13 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Depuis son élection, le 9 janvier, à la présidence de l’Autorité palestinienne (AP), Mahmoud Abbas s’efforce de consolider son autorité dans les territoires autonomes palestiniens. D’une part, en plaçant sous son contrôle la nébuleuse des services de sécurité. De l’autre, en imposant son leadership à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et à sa principale composante, le Fatah. Le problème est que l’influence des adversaires des accords de paix israélo-palestiniens d’Oslo – au premier rang desquels l’indéboulonnable Farouk Kaddoumi (Abou Lotf) – reste forte dans ces deux institutions.
Abbas sait qu’il n’aura jamais les coudées franches pour mener sa politique de rapprochement avec Israël tant qu’il ne se sera pas « débarrassé » de l’actuel président du comité central du Fatah. Et il s’y emploie. Les 3 et 4 mai, à Ramallah, en Cisjordanie, Nasser al-Qidwa, le nouveau ministre des Affaires étrangères, a par exemple réuni les représentants et ambassadeurs de l’AP à travers le monde en « oubliant » d’inviter Kaddoumi, pourtant chef historique de la diplomatie palestinienne. Furieux, celui-ci a aussitôt adressé une note à toutes les représentations palestiniennes pour contester la légalité de la réunion.
Le 8 mai, nouveau rebondissement. Pour disposer de toutes les prérogatives d’un chef d’État, dont celle de nommer et de démettre les ambassadeurs, Abbas s’est fait nommer par le comité exécutif de l’OLP, qu’il dirige, « président de l’État de Palestine en exil », titre jusque-là réservé à feu Yasser Arafat. Dès le lendemain, Kaddoumi a publié un communiqué pour dénoncer le caractère illégal de cette nomination. Seul, selon lui, le Conseil national palestinien, signataire de la déclaration d’indépendance (à Alger, le 15 novembre 1988), est habilité à prendre une telle décision.
Ces protestations n’ont pas empêché le tandem Abbas-Qidwa d’engager un vaste mouvement diplomatique, dont l’annonce est attendue avant la fin de ce mois. Celui-ci devrait leur permettre de démettre certains proches du chef du Fatah et d’éloigner certains autres de Ramallah, la ville étant en passe de devenir l’unique centre de décision palestinien. De nombreux diplomates pourraient ainsi être mis à la retraite, soit en raison de leur âge, soit parce qu’ils ont acquis la nationalité des pays où ils sont en poste.
De passage à Tunis, le 31 mai, au retour d’une tournée aux États-Unis, en Europe et au Maghreb, Abbas a rendu visite à Kaddoumi, chez lui, en présence de plusieurs membres du comité exécutif du Fatah, dont Ahmed Qoreï, le Premier ministre, et Mahmoud Ghounaïm, un proche de Kaddoumi résidant lui aussi dans la capitale tunisienne. Contrairement à l’habitude, ni Kaddoumi ni Ghounaïm ne sont allés acueillir le président de l’AP à l’aéroport de Tunis-Carthage. L’absence de Qidwa a également été très remarquée. De toute façon, les discussions ont été purement protocolaires, les deux parties campant fermement sur leurs positions. Même un tête-à-tête de trois heures entre Qoreï et Kaddoumi n’a pas permis la moindre avancée, le dernier nommé refusant par exemple, catégoriquement, de transformer le département politique de l’OLP, qu’il préside, en une instance consultative dépendant du ministère des Affaires étrangères. La réconciliation n’a donc pas eu lieu. Tout juste si les deux parties sont tombées d’accord pour réunir le comité exécutif du Fatah, à une date et en un lieu qui n’ont pas été précisés.
La rivalité entre Kaddoumi et Abbas ne date certes pas d’aujourd’hui. Longtemps, elle a été entretenue par Arafat, désireux d’affaiblir des rivaux potentiels. Débordant du cadre des institutions palestiniennes, elle a éclaté au grand jour au lendemain de la mort du raïs.
Flash-back. Au début de 1993, l’accord de paix israélo-palestinien secrètement mis au point à Oslo doit être signé par les deux ministres des Affaires étrangères. Kaddoumi, qui en fait fonction, étant ouvertement hostile au texte, les Israéliens demandent que celui-ci soit paraphé par Abbas, qui a supervisé les négociations côté palestinien. C’est donc finalement ce dernier qui, le 19 août, dans le plus grand secret, appose sa signature au bas du document, à côté de celle de Shimon Pérès. Dès lors, entre Abbas et Kaddoumi, rien ne va plus. Le premier voit son capital politique grossir, tandis que le second se réfugie dans un silence réprobateur. Longtemps considéré comme le probable successeur d’Arafat (le 7 avril 1992, après l’annonce du crash de l’avion du raïs dans le désert libyen, il a même été désigné chef de l’OLP par intérim), Kaddoumi accepte difficilement d’être réduit au rôle de comparse. Cette « blessure narcissique » ne sera pas sans conséquence sur l’évolution des relations entre les deux hommes. Mais, d’abord, qui est Farouk Kaddoumi ?
Né en 1930 près de Naplouse, en Cisjordanie, ce fils de notable fait des études d’ingénieur en Égypte, se spécialise dans les questions pétrolières et part travailler au Koweït. C’est là qu’en 1958 il fonde le Fatah avec Arafat et Abbas. En 1964, il participe à la création de l’OLP. En 1969, il devient membre du comité exécutif, puis, dès 1974, chef du département politique.
Son intense activité diplomatique pour faire reconnaître l’organisation comme unique représentant du peuple palestinien permet à Kaddoumi de tisser des liens avec de nombreux pays occidentaux. Il obtient ainsi l’ouverture de bureaux de représentation de l’OLP dans de nombreuses capitales européennes et un statut diplomatique pour ses représentants. Ancien baasiste – et donc fervent nationaliste arabe -, il est très antiaméricain et peu enclin au compromis avec Israël. En revanche, il entretient d’excellentes relations avec la plupart des gouvernements arabes, notamment ceux de Syrie, d’Irak et d’Arabie saoudite.
Bien que persistant dans son opposition au processus d’Oslo, Kaddoumi ne démissionne pas de son poste. Il refuse aussi de rentrer dans les territoires autonomes palestiniens, où, de toute façon, il est persona non grata en raison de la violence de ses déclarations antiisraéliennes, et décline le poste de ministre qu’on lui propose dans le premier gouvernement de l’AP. Arafat ne lui en tient pas rigueur et le nomme vice-président du Conseil économique palestinien pour le développement et la reconstruction (Pecdar). Il l’utilise aussi comme une sorte d’interface entre lui et certains dirigeants arabes, notamment Assad père, avec qui ses relations sont exécrables.
Pourtant, en dépit de sa réputation de « dur », Kaddoumi demeure un pur politique, qui n’a jamais combattu Israël les armes à la main. Marginalisé sur la scène palestinienne depuis la création au sein de l’AP du poste de ministre des Affaires étrangères, il reste néanmoins populaire chez les réfugiés, et son poids politique en Cisjordanie et à Gaza n’est pas négligeable. C’est ce qui lui a valu, le 11 novembre 2004, quelques heures après la mort d’Arafat, d’être élu président du comité central du Fatah.
« En privé, écrivent Christophe Boltanski et Jihan el-Tahri dans Les Sept Vies de Yasser Arafat (éd. Grasset, Paris, 1997), Kaddoumi est un homme tout en rondeur, aimant les havanes et la bonne chère. En public, il incarne la rigueur doctrinale et excelle dans la langue de bois, perfectionnée durant ses années de jeunesse au sein du parti Baas. […] Au sein du Fatah, il joue le rôle d’opposant officiel à la ligne conduite par Arafat. Mais, à chaque épreuve difficile, il est rentré dans le rang. »
Dans son opposition à Abbas, Kaddoumi, homme d’appareil s’il en est, joue souvent sur la dualité entre l’OLP et l’AP. La première représente à ses yeux « tous les Palestiniens » (y compris les Arabes israéliens, les exilés en Occident ou les réfugiés au Liban et en Syrie), quand la seconde se contente de gérer le quotidien des habitants de Cisjordanie et de Gaza. En tant que président du conseil national du Fatah, principale composante de l’OLP, Kaddoumi se considère comme le détenteur de la légitimité palestinienne, et donc comme le successeur légitime d’Arafat. Le problème, c’est qu’il n’a jamais mis les pieds dans les territoires autonomes, que les générations nées après l’Intifada ne le connaissent tout simplement pas et que nombre de cadres du Fatah, de l’OLP et de l’AP le considèrent comme le rescapé d’une époque révolue.
Son intransigeance déconnectée des réalités du terrain (il considère, par exemple, le retour des réfugiés comme plus important que la création d’un État palestinien) contribue à aggraver son cas aux yeux des Israéliens, bien sûr, mais aussi de la communauté internationale et même des pays arabes désireux de normaliser leurs relations avec l’État hébreu. Elle facilite du même coup la tâche de ses adversaires palestiniens, qui sont indiscutablement parvenus à l’isoler. On l’aura compris : la fin de son exil doré à Tunis n’est pas pour demain.

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