Edem Kodjo

Nommé Premier ministre par Faure Gnassingbé le 8 juin, cet homme d’expérience, modéré et consensuel, sait que le jeune président togolais a besoin de lui pour réussir. Et réciproquement.

Publié le 14 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Pour la communauté des chancelleries et des bailleurs de fonds, pour les chefs d’État de la région et tout ce que l’Afrique compte d’observateurs raisonnables, ce choix attendu était le meilleur. Trop lisse, trop froid, trop proche des faits et des chiffres, pas assez « peuple » en somme pour se faire élire président, Edem Kodjo, 67 ans, a toujours eu le profil du Premier ministre idéal. Méthodique, attentif, ordonné, homme de convictions et d’efforts prolongés, modéré et consensuel, celui que Faure Gnassingbé a chargé, le 8 juin, de former le nouveau gouvernement togolais a les qualités de l’emploi et ce qui ne gâche rien l’allure de la fonction : son élégance soignée au millimètre n’a jamais été prise en défaut. Comme en 1994, lorsqu’il accepta une première fois de devenir Premier ministre après qu’Eyadéma eut refusé la candidature de Yaovi Agboyibo une décision que ce dernier ne lui a jamais pardonnée , Edem Kodjo accède à la primature en solitaire et en situation de rupture avec l’opposition radicale. La veille de sa nomination, en effet, Faure Gnassingbé tentait encore, pour la forme, de trouver un accord avec Léopold Gnininvi et Yaovi Agboyibo sur la base de la « Plateforme d’entente minimale » proposée par ces derniers. Un document de trois pages, aux termes duquel les dirigeants de la coalition exigeaient, outre le poste de Premier ministre avec pleins pouvoirs (c’est-à-dire ne pouvant être démis par le chef de l’État), la moitié des por-
tefeuilles ministériels et un statut d’irresponsabilité face à l’Assemblée nationale laquelle ne saurait ni investir ni censurer le gouvernement et son chef. Autant dire que cette négociation, purement symbolique, n’avait aucune chance d’aboutir. Autant dire surtout qu’Edem Kodjo devait s’attendre au tir de barrage qui a immédiatement suivi sa nomination : refus tranché d’Agboyibo et de Gnininvi de collaborer avec lui et petite phrase au vitriol du très tonitruant Jean-Pierre Fabre, le porte-parole de Gilchrist Olympio, sur la « caverne d’Ali Baba » du nouveau pouvoir.
Personnalité à la fois brillante et orgueilleuse, incisive et susceptible, Kodjo s’appuie sur un curriculum vitae assez impressionnant pour occuper une place à part dans le marigot politique togolais : un peu au-dessus de la mêlée, quitte à être incompris. Originaire de Sokodé, à 350 km au nord de Lomé, titulaire d’une maîtrise en droit et diplômé de la prestigieuse ENA (promotion Blaise Pascal, 1962), l’Edem Kodjo première manière est avant tout un technocrate. Gouverneur au FMI et à la BAD, ministre de l’Économie et des finances d’Eyadéma au début des années 1970, il est l’un des concepteurs puis, pendant deux ans, le secrétaire général du Rassemblement du peuple togolais – RPT, le parti unique – à une époque, il est vrai, où chaque citoyen se devait d’en être membre. Nommé ministre des Affaires étrangères, il est élu secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine en juillet 1978 et entame sa seconde carrière assis sur un volcan : c’est lui qui, en février 1982, prononce l’admission de la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’OUA, déclenchant une crise majeure. Le Maroc claque la porte de l’instance panafricaine et la campagne menée contre le « secrétaire général fossoyeur » est aussi féroce qu’impitoyable. Lui qui a toujours affirmé n’avoir été que le metteur en scène d’une décision prise par d’autres – les chefs d’État – évoquera plus tard, dans un mémorandum interne, ce qu’il appelle son « martyre » : « J’ai été couvert d’opprobre et d’injures, écrit-il, diffamé, avili, traîné dans la boue. »
Lorsqu’il quitte l’OUA en 1983, c’est un homme marqué, blessé dans son ego et moins indulgent que jamais vis-à-vis de ses adversaires – lui dont le besoin de plaire est tenace – qui va se refaire une santé à Paris. Professeur en économie du développement à la Sorbonne, il rédige un livre remarqué (Et demain l’Afrique) et ne regagne le Togo qu’en 1991, pour participer à la Conférence nationale, qu’il a appelée de ses voeux. Démocrate et désormais partisan du multipartisme, il vit durement les « années de braise » avant de prendre la tête du gouvernement en 1994. Pendant deux ans, depuis ses bureaux du Conseil de l’Entente, Edem Kodjo gérera une relation difficile avec un Eyadéma qui le tutoie et qu’il appelle « Grand frère ». Orages, réconciliations, brouilles, apartés : cette cohabitation tendue entre deux hommes qui se connaissent comme le fond de leur poche n’ira jamais jusqu’à la rupture. Il est vrai que, côté crédibilité et performances économiques, le Togo d’alors semble redécoller sous la houlette de ce gestionnaire rigoureux. Évincé en 1996 sous la pression des barons du RPT, Kodjo entame une traversée du désert qui durera sept ans et se soldera par une candidature anecdotique à la présidentielle de 2003. Même en tenant compte des irrégularités du scrutin, son score (1 %) démontre que, face à la bipolarisation du champ politique, l’opposant modéré qu’il est n’a aucune chance de percer. D’autant que le populisme, la démagogie et les meetings enfiévrés n’ont jamais été sa tasse de thé.
Épuisé physiquement et financièrement, Edem Kodjo se replie sur son petit parti, la Convergence patriotique panafricaine, sur la société de consultation qu’il a fondée (EKCM) et sur… l’écriture. En 2004, il publie à Paris un roman à clés, Au commencement était le glaive, dont l’action se déroule dans l’Afrique des Grands Lacs. La même année, le président Eyadéma, avec qui il a toujours gardé le contact, fait appel à lui et à son image de marque pour participer, au sein de la délégation togolaise, aux pourparlers de Bruxelles avec l’Union européenne. Il fait à cette occasion la connaissance d’un jeune homme discret, Faure Gnassingbé, dont il retire une bonne impression. Début 2005, Eyadéma confie à son entourage qu’il songe sérieusement à nommer une nouvelle fois Edem Kodjo au poste de Premier ministre afin de favoriser l’ouverture démocratique, condition sine qua non de la levée des sanctions européennes. Le 5 février, le maître de Lomé 2 et de tout le Togo meurt. Son fils Faure est propulsé au pouvoir dans des conditions que Kodjo réprouve publiquement, sans pour autant appeler à la révolte. Pendant la campagne électorale qui précède l’élection du 24 avril, il se tient en réserve avec une prudence que ses adversaires interprètent comme un soutien implicite au candidat Gnassingbé. À raison, sans doute, puisqu’à peine les résultats proclamés dans le fracas de l’émeute, la rumeur fait de lui le futur chef du gouvernement.
Voici donc, une nouvelle fois, Edem Kodjo au pied du mur. Avec, face à lui, une opposition hostile qui ne lui fera pas de cadeaux, des milliers de réfugiés à faire revenir, comme en 1994, du Ghana et du Bénin, et des bailleurs de fonds que l’on doit convaincre de desserrer le carcan et de rouvrir le robinet de l’aide. Pour cette bien lourde tâche, le nouveau Premier ministre – qui s’est envolé le 11 juin pour Bangui afin de représenter le Togo aux cérémonies d’investiture du président Bozizé – n’aura pas trop de toute sa persévérance, de toute sa capacité d’écoute… et de toute sa foi de catholique fervent, assidu à la messe quotidienne de 7 heures. Très influent au sein de la présidence, le conseiller spécial – avec rang de ministre d’État – Charles Debbasch a avec lui des relations fluides. Et Kodjo entretient avec Faure des rapports décomplexés qui n’ont rien de commun avec ceux, chargés de pathos et lourds de suspicions, qui ont constamment pollué sa liaison avec Eyadéma. En réalité, le jeune président et son Premier ministre au long cours savent qu’ils ont besoin l’un de l’autre s’ils veulent réussir : en ce Togo traumatisé de juin 2005, cette dépendance mutuelle n’est pas de mauvais augure.

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