Ces intellectuels qui rêvent de Bush
Au pays de Mao Zedong, la pensée ultralibérale fait des ravages. Pour abattre la dictature communiste, certains extrémistes vont jusqu’à appeler de leurs voeux une intervention salvatrice des États-Unis !
« Le deuxième jour de la guerre d’Irak/La tempête de sable souffle sur les champs de bataille/Le front s’immobilise/Et tu ne sais pas combien je suis inquiet.
Soldats américains/Si vous avez besoin de volontaires/Appelez-moi en premier/Si j’avais une autre vie/Je serais un GI. »
Quel « poète » américain a commis ces quelques vers ? Un néoconservateur un peu exalté ? Vous n’y êtes pas, c’est un Chinois – et pas le premier venu. Chroniqueur de renom et maître de conférences à l’Institut de journalisme de l’université de Pékin, Jiao Guobiao a en effet publié ce poème sur Internet, en 2003, suscitant aussitôt de très violentes réactions. Les uns l’ont applaudi aux cris de « vive le libéralisme ». D’autres l’ont dénoncé comme un « valet de la Maison Blanche ».
Jiao est un récidiviste. Dans un précédent article, il avait regretté que, pendant la guerre de Corée (1950-1953), l’armée américaine du général McArthur n’ait pas foncé jusqu’à Pékin afin de « libérer le peuple chinois » ! « La Chine serait aujourd’hui aussi riche que le Japon », regrette-t-il. Provocateur dans l’âme, il est allé un jour jusqu’à déclarer que « si j’étais président de la Chine, je vendrais mon pays aux États-Unis pour 1 centime afin que nous devenions tous américains ! »
Cas isolé ? Nullement. Comme beaucoup d’autres intellectuels chinois de sa génération (il est né en 1963), Jiao Guobiao s’est peu à peu tourné vers l’ultradroite à l’occasion du grand débat lancé, à la fin des années 1990, sur le thème de « Quelle idéologie pour la Chine du XXIe siècle ? » Pour nombre de ceux-là, la réforme économique et l’ouverture du pays engagées dans les années 1980 avaient définitivement balayé l’idéologie marxiste-léniniste et la pensée de Mao Zedong. Alors que le pragmatisme de Deng Xiaoping les avait séduits, la répression de la place Tiananmen leur a fait perdre leurs nouveaux repères. Ils avaient rêvé d’une Chine démocratisée, à l’instar des anciens pays communistes, mais il s’avérait que les Chinois, ces pauvres de toujours, préféraient la richesse et la prospérité aux urnes.
À partir de ce constat, les intellectuels se sont divisés en trois camps.
Celui des libéraux proaméricains, tout d’abord. Unanimes dans leur condamnation de l’usage de la force par les autorités pendant la tragédie du Printemps de Pékin, beaucoup ont tout naturellement basculé vers le libéralisme occidental. Il suffit aujourd’hui d’un voyage en Chine pour prendre la mesure de l’influence des États-Unis dans la plus grande nation communiste du monde ! Il n’est pas jusqu’au code de la route qui ne leur ait été directement emprunté. Dans ce contexte, tout concourait à faire de ces intellectuels des libéraux bon teint, proaméricains et même pro-Bush, très hostiles par conséquent au gouvernement chinois. Lorsque celui-ci a été convaincu du bien-fondé de son modèle de développement – qui s’est traduit par un taux de croissance de presque 9 % pendant plus de dix ans -, il a arrêté net les réformes politiques, provoquant le ralliement de cette frange libérale à un quasi-extrémisme. Sans doute est-ce ce courant « ultradroitier » qui est aujourd’hui le plus important.
À l’opposé du spectre politique, le deuxième camp est celui de l’extrême gauche et des derniers maoïstes. Son chef de file est le célèbre chercheur He Xin. Mélangeant sans complexe nationalisme et socialisme, il milite pour une Chine indépendante, sous la direction d’un Parti communiste moderne et démocratique. Ceux-là se méfient beaucoup des États-Unis de Bush, mais ils sont très isolés dans la population.
Le troisième courant rassemble les autres intellectuels, généralement progouvernementaux, ainsi que les conservateurs modérés, des « centristes » qui ne croient ni à la révolution démocratique voulue par l’ultradroite, avec l’aide des étrangers, ni à l’immobilisme prôné par les gauchistes. Ils sont favorables à une évolution démocratique, pacifique, à long terme et au moindre coût. Peu nombreux, ils occupent toutefois des places très importantes dans les instituts de recherche d’État. Ce qui permet de dire que la Chine est aujourd’hui dominée par une pensée libérale directement importée des États-Unis, mais qu’elle reste gouvernée par les adeptes d’une pensée conservatrice.
En fait, c’est bien de la droite que vient le défi. Une droite convaincue, à l’instar des néoconservateurs de Washington, que les États-Unis sont parfaitement fondés à renverser n’importe quelle dictature, puisque le respect des droits de l’homme doit primer la souveraineté des États. Logiques avec eux-mêmes, ils ne verraient pas d’un mauvais oeil que les Américains « libèrent » un jour la Chine. Dans ce débat, les courants droitiers l’ont nettement emporté sur les « gauchistes » et les « conservateurs » modérés.
Les plus radicaux d’entre eux – au premier rang desquels figurent, on l’a vu, le Pr Jiao Guobiao, mais aussi le dissident Liu Xiaopo et l’écrivain Yu Jie – estiment que la Chine n’a aucune chance de devenir un pays libre et démocratique sous la direction du PCC ou de quelque autre idéologie partisane que ce soit. Ils s’identifient volontiers aux Occidentaux, et surtout à l’Amérique blanche de Bush. Ils ont soutenu comme un seul homme l’invasion de l’Irak et critiqué unanimement Chirac et la politique de la France. Ils sont contre ce qui est contre Bush, lequel incarne le seul modèle de démocratie qui trouve grâce à leurs yeux. Même Clinton, réconcilié avec les « dictateurs de Pékin » à la fin de son second mandat, est dénoncé comme « traître ». Quant à eux, ils n’hésitent pas à se convertir au protestantisme en annonçant, comme Jiao, « la mort de l’islam ».
Dissident connu hors des frontières, Liu Xiaopo était pour sa part l’un des leaders de la place Tiananmen et fut souvent emprisonné à cause de ses articles contre le régime. Ses oeuvres sont interdites en Chine, mais les autorités le laissent s’exprimer librement à l’étranger. En 1989, alors qu’il revenait de voyage en passant par Hong Kong, il accorda une interview à un journal local. C’est là qu’il lâcha cette phrase que beaucoup de Chinois – surtout ceux qui ont subi l’occupation japonaise – ne sont pas près d’oublier : « J’espère que la Chine sera colonisée par l’Occident pendant au moins trois cents ans. Ainsi deviendra-t-elle un pays démocratique. Et nous des êtres civilisés. »
Jiao Guobiao a été récemment limogé de l’université de Pékin à cause de ses positions jugées « racistes » et extrémistes. Très largement couverte par les médias américains, l’affaire a suscité outre-Pacifique une condamnation unanime. Depuis, Jiao s’est installé aux États-Unis, où il travaille comme chercheur libre. Le mois dernier, il y a publié un article dans divers médias en langue chinoise. « Si l’histoire était à refaire, déclare-t-il, et si la Chine était à nouveau occupée par les Japonais, je me verrais bien en collaborateur. » Pour lui, être colonisé par les Japonais, c’est échapper à la dictature ! Étranges propos, décidément, dans la bouche d’un honorable professeur de l’université de Pékin. Et l’on imagine ce que pourrait être la pensée de la génération à venir, modelée par de tels enseignements…
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