Business, crise et politique

Abidjan tente de renouer avec les bailleurs de fonds. Avant de mettre la main à la poche, le FMI exige toutefois le début du désarmement et l’assainissement de la gestion des deniers publics. Enquête sur les circuits économiques,nerf de la guerre… ou

Publié le 13 juin 2005 Lecture : 7 minutes.

Pour la première fois depuis décembre 2003, les experts du Fonds monétaire international (FMI) ont posé leurs valises à Abidjan, du 12 au 21 mai dernier. Est-ce pour marquer leurs retrouvailles que les délégués de la mission et le ministre de l’Économie et des Finances, Paul Antoine Bohoun Bouabré, ont fait assaut d’amabilité ? « Nous sommes satisfaits de la coopération des autorités », a affirmé Arend Kouwenaar, l’envoyé de Washington. « Nos amis sont venus proposer leur assistance pour la reprise de la collaboration », lui a répondu le grand argentier. Une seule certitude : les relations entre Abidjan et le FMI n’auraient certainement pas bougé si, sur le plan politique, le processus était resté bloqué… si les protagonistes avaient eu les moyens de poursuivre le conflit. Mais la course effrénée aux armes depuis septembre 2002 semble avoir singulièrement vidé leurs poches, alors qu’ils doivent continuellement trouver de nouvelles ressources pour les acheter, payer ceux qui les transportent et remercier les efforts de ceux qui les supportent dans la rue, à commencer par les « Jeunes patriotes ».
La raréfaction progressive des moyens financiers a déjà conduit les belligérants à se mettre à la table des discussions, parfois pour gagner du temps et reconstituer tout ou partie de leurs fonds. Et d’essayer de tromper les bailleurs de fonds sur leur volonté de faire la paix pour obtenir de nouveaux financements. Mais le jeu a ses limites : les caisses ne peuvent être perpétuellement alimentées par les différents taxes et rackets… D’autant que les donateurs ont su rester fermes, bien que le Premier ministre Seydou Diarra ne ménage pas ses efforts. Ses nombreux voyages dans les capitales occidentales, dont le dernier l’a mené successivement à Washington puis Bruxelles en septembre 2004, n’ont pas permis d’infléchir leur position. La Banque africaine de développement, qui a déplacé provisoirement son siège d’Abidjan à Tunis, écornant au passage l’image du pays, n’a pas repris ses décaissements. L’Agence française de développement, la Banque mondiale et le FMI ont également suspendu leur coopération financière. Et Bruxelles débloque au compte-gouttes des sommes dérisoires sur l’enveloppe financière promise (400 millions d’euros, étalés sur cinq ans) en janvier 2003, au sortir des discussions de Kléber. La Banque mondiale, qui est le principal contributeur du volet civil de l’opération de désarmement, a imposé ses conditions : elle n’interviendra financièrement, à hauteur de 80 millions de dollars (40 milliards de F CFA), qu’une fois que les milices et les rebelles seront désarmés et cantonnés. Et surtout quand les autorités auront remboursé leurs arriérés de paiement qui s’élevaient à 64,2 millions de dollars en novembre 2004.
La communauté internationale ne s’est pas laissée duper. Le rapport de l’International Crisis Group (ICG) du 12 juillet 2004 donne toutes les clés de l’équation ivoirienne. « Les enjeux dans la vie politique sont largement économiques, bien que le débat s’exprime essentiellement en termes ethno- nationalistes. Dans les sphères les plus hautes, certains membres de la classe politique craignent d’être la cible de tentatives d’assassinat, à l’instar de l’ancien président Gueï, abattu le 19 septembre 2002. Au plus bas niveau de l’échelle sociale, les jeunes chômeurs rejoignent les rangs des milices, tandis que les « Patriotes » et les élus municipaux encouragent les villageois à chasser les « étrangers » et à s’emparer de leurs terres. Entretemps, des membres des forces armées et des milices augmentent leurs salaires en dépouillant les civils à des barrages et dans leurs environs, et agissent à la solde d’hommes d’affaires qui les utilisent pour régler leurs comptes », peut-on lire dans le document de l’ONG. Avant d’accuser des figures importantes du gouvernement, sans les nommer personnellement, mais en visant l’entourage de Gbagbo, d’utiliser les deniers de l’État, surtout ceux provenant des organes de gestion de la filière cacao, à des fins d’enrichissement personnel ou pour l’achat d’armes et l’engagement de mercenaires. Mais aussi de financer les groupes des « Jeunes patriotes », à hauteur de 80 000 dollars par mois pour chaque leader et ses affidés. La filière cacao est gérée à travers une nébuleuse d’institutions interconnectées. On retrouve à la tête des organes de gestion du secteur des agents de l’État et des responsables paysans qui agissent aux noms de leurs propres intérêts et pour leurs parrains politiques. Sur les 450 millions d’euros prélevés pour leur fonctionnement entre janvier 2001 et juillet 2003, plus de 170 millions d’euros auraient été détournés.
L’ICG dénonce, en outre, le racket opéré par les Forces nouvelles (ex-rébellion) sur le commerce du coton ainsi que sur les populations et les rares opérateurs économiques encore présents dans le Nord.
Reste qu’à force de plumer la poule aux oeufs d’or, les protagonistes de la crise risquaient de la tuer. Ce qui, outre les pressions politiques tous azimuts, explique certainement que la médiation du président Thabo Mbeki ait abouti le 6 avril dernier. La stratégie des bailleurs de fonds, qui ont coupé le robinet de l’aide, mais aussi la pression du Conseil de sécurité sur tous ceux qui font obstacle au processus de pacification commenceraient-elles à porter leurs fruits ?
Le volume d’activités diminue, le climat des affaires s’est détérioré un peu plus en novembre dernier après l’attaque des positions des troupes d’interposition françaises par les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci). Les manifestations des « Jeunes patriotes », en réponse à la riposte de Paris qui a détruit l’aviation ivoirienne, ont sérieusement endommagé l’appareil productif, entraîné la fuite de nombreux entrepreneurs étrangers et provoqué la perte de dizaine de milliers d’emplois. Heureusement, les exportations agricoles, particulièrement le cacao, ont progressé en 2004, et les revenus du pétrole ont augmenté en raison de la hausse des cours. Selon les chiffres de la Direction générale de l’économie, la croissance s’est établie à 1,6 %. La situation demeure toutefois très précaire, et l’État a été contraint de réduire son train de vie. Le budget 2005 est en baisse de 12,7 % à 1 735 milliards de F CFA. Les autorités continuent à parer au plus pressé en honorant les dépenses courantes, laissent courir la dette – estimée à 5 816 milliards de F CFA à la fin de 2004 – et sacrifient l’investissement (- 24,5 % en 2004). La priorité reste le paiement régulier des salaires et des prestations sociales des fonctionnaires afin de désamorcer toute grogne sociale. Mais l’entreprise s’avère de plus en plus délicate, et les pouvoirs publics ont dû demander aux grands groupes cacaoyers de payer leurs taxes par anticipation. Du côté des Forces nouvelles, la situation n’est guère plus reluisante. Les contributions sur les mouvements de marchandises, la rétribution de la garantie de protection des entreprises industrielles contre le pillage et les « droits de passage » des personnes aux nombreux points de contrôle assèchent progressivement les ressources de la zone. La filière cotonnière est à l’agonie, pénalisée par le manque d’encadrement et d’intrants ainsi que par les surtaxes prélevées par l’ex-rébellion et les forces de l’ordre.
« Les bailleurs de fonds se comportent comme le boa. Ils entourent leurs victimes et serrent progressivement leurs anneaux », commente un diplomate. En asséchant les finances des différents protagonistes, la communauté internationale les contraint à négocier pour une sortie de crise. Priorité à la paix… condition du retour des institutions de Bretton Woods qui n’ont rien perdu de leur volonté de conduire les réformes économiques du pays. En mai, elles ont remis au goût du jour le dossier de privatisation de la très controversée Banque nationale d’investissement (BNI), ex-Caisse autonome d’amortissement (CAA). Et demandent la privatisation de cet établissement dirigé par Victor Nembellissini, qui passe pour être l’homme lige de Bouabré. Soupçonnée de servir de caisse noire au régime, la BNI est particulièrement sollicitée dans les transactions publiques sur les matières premières, les infrastructures et l’achat d’armes. Le FMI, appuyé par l’Union européenne, souhaite également une réorganisation profonde des activités de la filière cacaoyère. Les audits financiers et juridiques du secteur, particulièrement celui financé par la Commission de Bruxelles qui s’est déroulé en plusieurs phases d’octobre 2000 à juin 2003, révèlent que « les acteurs ivoiriens ont mis en place des dispositifs de régulation qui entretiennent la confusion entre les champs économique et politique ». On y apprend que plus de 20 milliards ont été transférés à la présidence de la République après le 19 septembre 2002, dont 10 milliards au titre de l’effort de guerre. Les experts en charge de l’audit ont également comptabilisé 208,6 milliards de « transferts inexpliqués ou hors objet social ». Les fonctionnaires internationaux aimeraient voir sanctionnés ceux qui ont volé dans la caisse et dissoudre les organes de gestion de la filière les plus budgétivores.
Enfin, la communauté internationale ne devrait pas tarder à remettre sur le tapis le dossier du terminal de Vridi, qui a été attribué en octobre 2003 à une filiale du groupe français Bolloré par une convention de gré à gré signée par le directeur du Port autonome d’Abidjan (PAA), Marcel Gossio, un proche du président Gbagbo… mais sans l’approbation de Patrick Achi, le ministre des Infrastructures économiques, le département de tutelle. La Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire, la Banque mondiale, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), dont Patrick Achi est membre, et les principaux partis d’opposition signataires des accords de Marcoussis ont dénoncé le mode opératoire qui aurait dû faire l’objet d’un appel d’offres.
Mais avant de reprendre des discussions poussées sur tous ces dossiers qui conditionnent la reprise de la coopération financière internationale, le FMI attend des résultats concrets : le bon déroulement du processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR), le rétablissement de l’autorité de l’État sur tout le territoire et la tenue des élections. Si tout se passe bien, l’institution débloquera une première enveloppe financière post-conflit qui pourrait atteindre 30 millions de dollars avant une reprise globale de la collaboration sur un programme économique d’environ 500 millions de dollars. Aucun calendrier n’a été établi, ni nouvelle mission programmée.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires