Bülent Ecevit
Ancien Premier ministre turc
La chute a été rude, définitive. Après avoir fait de son Parti de la gauche démocratique (DSP) la première force politique du pays (22,5 % des voix aux législatives de 1999), le Premier ministre Bülent Ecevit aura été son fossoyeur (1,22 % des voix lors de celles de novembre 2002). Victime d’une crise économique sans précédent et de la déliquescence du gouvernement de coalition qu’il dirigeait, il dut jeter l’éponge. Un an plus tard, il renonçait à briguer la présidence d’un DSP en état de coma dépassé. Mais ce vétéran de la politique affaibli par la maladie (un cancer de la prostate et diverses affections) se refuse, à 80 ans, à couler une paisible retraite. C’est plus fort que lui : avec son épouse, la redoutable Rahsan, ils n’arrivent pas à raccrocher.
Bülent et Rahsan se sont mariés très jeunes. Couple sans enfant, ils ont organisé leur vie autour de la politique, tenant leur parti d’une main de fer. Nul héritier n’a jamais pu y trouver sa place, les ambitieux – ou soupçonnés tels – en étant impitoyablement exclus. Aujourd’hui, Ecevit écrit un livre sur l’époque ottomane, prétend qu’il a davantage de travail que lorsqu’il était Premier ministre (il le fut quatre fois), qu’il n’a plus le temps de faire la sieste et, contre toute évidence, que le DSP va connaître une nouvelle jeunesse. Il donne aussi son avis à qui veut l’entendre, qu’il s’agisse d’Ahmet Necdet Sezer, le président de la République, ou des journalistes, qu’enchantent ses célèbres colères. C’est à peine s’il s’aperçoit qu’il n’est plus guère écouté. Ses gaffes et ses fréquentes « absences » (lors d’une visite d’Ariel Sharon, par exemple, il s’obstina à appeler son hôte « monsieur Sheraton » !) y sont pour beaucoup. Mais sa défaite cuisante de 2002 n’a pas entamé le respect qu’on lui porte en raison de sa probité – une qualité dont peu de politiciens turcs peuvent se prévaloir -, même si celle-ci frise parfois la maniaquerie : à la tête du gouvernement, il continuait de vivre dans son modeste appartement, refusait d’utiliser une voiture de fonction, et tapait lui-même son courrier officiel sur une machine à écrire antédiluvienne.
Né à Istanbul dans une famille de la moyenne bourgeoisie, Ecevit est un fin lettré. Poète à ses heures, angliciste accompli et traducteur des poètes T.S. Eliot et Ezra Pound, il a étudié le sanscrit et fait découvrir aux Turcs l’oeuvre de l’Indien Rabindranath Tagore. Dans les années 1950, il se lance dans le journalisme, puis entre en politique. Il ne la quittera plus. Il gravit tous les échelons du Parti républicain du peuple (CHP), naguère fondé par Mustafa Kemal, dont il devient le leader en 1972. Ministre du travail en 1961, il légalise le droit de grève et la liberté d’association, et donne au CHP une orientation nettement plus à gauche.
Opiniâtre, intransigeant, il proteste à plusieurs reprises contre l’interventionnisme de l’armée dans la vie publique et purge de courtes peines de prison. Interdit de politique après le coup d’État de 1980, il laisse à son épouse le soin de fonder le DSP, en 1985. Mais ses convictions laïques et son nationalisme forcené lui permettent aussi de trouver un terrain d’entente avec l’état-major. Comme lui, il se montre réticent à la candidature turque à l’Union européenne et fait preuve d’une grande fermeté sur le dossier chypriote. Il restera dans l’Histoire comme le chef de gouvernement qui, en 1974, envoya des troupes à Chypre pour protéger la minorité turque après le coup d’État des colonels grecs. Tout aussi rigide à l’égard des droits des Kurdes, il doit une part de sa popularité à la capture, en 1999, d’Abdullah Öcalan, le chef des séparatistes kurdes. De même, il nourrit aujourd’hui la plus grande méfiance à l’égard du président irakien Jalal Talabani et des Américains, qui, en encourageant la faction kurde, « nuisent aux intérêts turcs ».
Ce qu’il pense de l’actuel gouvernement ? Rien de positif, bien sûr. Le journaliste qu’il fut déplore aussi que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan traduise caricaturistes et chroniqueurs en justice à tout bout de champ – ce que, pour sa part, il s’est toujours refusé à faire en cinquante ans de carrière. Néanmoins, il se dit convaincu – allusion transparente au rôle de l’armée – que les progrès démocratiques accomplis ne seront plus menacés, même si, pour le moment, « la démocratie fonctionne mieux sur le papier que dans les faits ». Qu’on l’aime ou non, Ecevit est resté fidèle à lui-même : teigneux, chauvin, intègre et, finalement, attachant.
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