Éthiopie : hommage à Agitu Gudeta, bergère assassinée en Italie

Arrivée en Italie en 2010, la jeune éthiopienne Agitu Gudeta avait monté une fromagerie florissante dans une vallée reculée du Trentin. Le 29 décembre, elle a été tuée par un homme qu’elle employait. Son histoire émeut bien au-delà des frontières du pays.

Agitu Idea Gudeta, alors âgée de 40 ans, avec l’une de ses chèvres près de Trente, en Italie, le 11 juillet 2018. © REUTERS/Alessandro Bianchi

Agitu Idea Gudeta, alors âgée de 40 ans, avec l’une de ses chèvres près de Trente, en Italie, le 11 juillet 2018. © REUTERS/Alessandro Bianchi

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 16 janvier 2021 Lecture : 6 minutes.

Sur les photos du site internet La Capra Felice (« La chèvre heureuse »), la pure lumière alpine de la vallée des Mochènes donne aux images des reflets d’Eden. Nous sommes dans un petit village du Trentin, Frassilongo. Un troupeau de chèvres est en train de paître sous le regard doux d’Agitu Ideo Gudeta. C’est le printemps, sans doute, les plantes sont en fleurs et la jeune femme porte un t-shirt à manches courtes. Le temps semble s’être arrêté sur un instant de pur bonheur, comme sur cette autre image où la même Agitu Gudeta, la tête ceinte d’un foulard rouge, montre avec un grand sourire les fromages bio qu’elle produit avec le lait de ces chèvres qu’elle aime tant.

Le temps s’est effectivement arrêté et Agitu Gudeta a cessé de sourire. Le 29 décembre 2020, la jeune Éthiopienne, qui s’était installée en Italie depuis dix ans, a été assassinée chez elle à coups de marteau par un employé ghanéen, Suleiman Adams. Elle aurait eu 43 ans le 1er janvier.

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Militante écologiste

Un fait-divers parmi tant d’autres, mais qui émeut l’Italie et trouve sa place dans les plus grands journaux du monde, tels le New York Times, le Guardian, ou la Repubblica. Le 7 janvier, même l’austère The Economist a publié une longue et belle nécrologie de la jeune bergère, intitulée The milk of human kindness (Le lait de la bonté humaine). Elles sont pourtant rares, les histoires de bergers produisant des fromages bio dans ces journaux et quotidiens plus prompts à s’intéresser aux cours de la bourse qu’à la vie des gens ordinaires.

Alors pourquoi raconter cette mort brutale ? Pourquoi revenir sur la trajectoire d’une femme née en Éthiopie et venue s’installer dans une région reculée d’Italie ? Peut-être pour en tirer une morale ? Peut-être pour bâtir un discours édifiant sur les migrations, la résilience, la volonté individuelle, la bonté des uns, le racisme des autres… Mais raconter Agitu Gudeta pour ériger sa vie en leçon, c’est courir le risque de la trahir, de transformer son existence en un symbole peu clair des injustices du présent. Alors sans doute faut-il se contenter de lui rendre hommage et de saluer l’œuvre que représentent ses 43 années sur terre.

Agitu Gudeta est née le 1er janvier 1978 à Addis-Abeba, dans une famille relativement aisée d’éleveurs semi-nomades. À l’âge de 18 ans, en 1996, une bourse lui permet de se rendre en Italie, le pays qui tenta en vain de coloniser l’Éthiopie, pour étudier la sociologie à Rome et dans la ville de Trente. À l’époque, elle n’entend pas rester en Europe et quand elle rentre au pays, c’est pour y développer des projets d’agriculture durable. Militante écologiste, elle défend les éleveurs et leur droit à utiliser des terres que le gouvernement loue plus volontiers à des multinationales étrangères. Sous le règne de Mélès Zenawi, au pouvoir pendant plus de 16 ans entre 1995 et 2012, manifester n’est pas sans risques. Encore moins quand il s’agit de s’opposer aux cimentiers chinois, partenaires dont on attend beaucoup. Espérant des jours meilleurs, la famille d’Agitu Gudeta a quitté le pays, préférant s’installer aux États-Unis.

Force et détermination

En 2010, fuyant des menaces de mort et un mandat d’arrêt qui risque de la conduire en prison, la jeune femme profite de papiers toujours valides pour rejoindre l’Italie en avion. Avec, en tout et pour tout, 200 euros en poche et une maîtrise de la langue italienne. D’abord serveuse dans un bar, elle choisit rapidement de rallier la région du Trentin et de mettre en œuvre son propre projet d’agriculture durable.

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Portée par le savoir héritée de sa grand-mère, elle achète une quinzaine de chèvres et commence à les faire paître sur des terrains publics délaissés mis à disposition par la municipalité. Il ne s’agit pas de n’importe quelles chèvres. L’espèce qu’elle choisit est locale : Pezzata Mochena, alors quasiment en voie de disparition. Le travail n’est pas simple, il faut s’occuper des animaux du matin au soir, les protéger des loups, des ours et des voisins jaloux, les traire, rénover des bâtiments… Ses chèvres ne sont pas de grandes laitières, mais elles donnent suffisamment pour qu’Agitu puisse commencer à vendre du lait et des yaourts.

Agitu a apporté en Italie le rêve qu’elle ne pouvait pas réaliser en Éthiopie, en partie à cause de l’accaparement des terres

Avec force et détermination, l’Éthiopienne monte la Capra Felice, une exploitation qui propose une quinzaine de fromages différents, des cosmétiques naturels à base de lait et des visites guidées des pâturages. Son emblème ? Une petite chèvre verte rigolote et souriante.

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Au Guardian, la romancière et chanteuse Gabriella Ghermandi, qui était son amie, raconte : « Agitu a apporté en Italie le rêve qu’elle ne pouvait pas réaliser en Éthiopie, en partie à cause de l’accaparement des terres. Sa ferme a connu le succès parce qu’elle a mis en pratique ce qu’elle avait appris de ses grands-parents à la campagne. En Italie, beaucoup de gens ont décrit son entreprise comme un modèle d’intégration. Mais le rêve d’Agitu était de construire une ferme respectueuse de l’environnement qui soit plus qu’un simple business ; pour elle, cela symbolisait aussi le combat contre la lutte des classes et la conviction que vivre en harmonie avec la nature était possible. Par dessus tout, elle menait son travail avec amour. Elle avait donné un nom à chacune de ses chèvres. »

« Pleine d’ambitions »

« Modèle d’intégration » : voilà ce qui intéresse les journaux à l’époque. Tenant une belle histoire, ils la racontent à satiété et Agitu Gudeta bénéficie d’une belle publicité. « J’ai créé mon espace et je me suis fait connaître, je n’ai pas connu de résistance », racontait-elle à Reuters. Sur son site, les renvois aux articles et reportages relatant son expérience sont nombreux : Greenpeace Magazin, Natural Style, Rai, Vanity Rair, Corriere Della Sera, Reisemagasin, Süddeutsche Zeitung, Sale&Pepe, Repubblica

Évidemment, les choses ne vont pas sans heurts. L’attention dont elle fait l’objet attise la jalousie, suscite insultes racistes et menaces. Un voisin va trop loin, elle porte plainte. Il est condamné en janvier 2020 à neuf mois sous liberté conditionnelle. Globalement, pourtant, la jeune bergère se sent soutenue par la communauté qui l’entoure et, en juin 2020, elle ouvre une petite boutique à Trente, caressant le projet d’aller encore plus loin en créant un gîte rural.

C’était un ouragan qui vous emportait avec son désir d’agir et son envie de faire du monde un endroit meilleur

Aux clients qui viennent acheter du fromage, elle sert du café éthiopien. Pendant le confinement, ses amis se mobilisent pour acheter ses stocks les plus périssables. « Elle était très présente en ville, a raconté Luca Puecher, le maire de Frassilongo. Elle ne pensait pas à demain mais au jour d’après. Elle courait toujours après des projets, des idées, des innovations… Elle était pleine d’ambitions pour la communauté. C’était un ouragan qui vous emportait avec son désir d’agir et son envie de faire du monde un endroit meilleur. » En 2017, elle avait déclaré à Internazionale : « Ma plus grande satisfaction, c’est quand les gens me disent à quel point ils aiment mes fromages parce qu’ils sont bons et ont un goût différent. Cela compense tout le dur travail que j’ai eu à fournir et les préjugés que j’ai eu à surmonter en tant que femme et en tant qu’immigrée. »

Agitu Gudeta n’est plus

Pendant la période de l’année la plus chargée, Agitu Gudeta employait souvent des migrants. Elle participait à un projet visant à encourager certains d’entre eux à s’enraciner pour donner une nouvelle vie à des régions délaissées.

Ghanéen d’une trentaine d’année, Suleiman Adams avait travaillé pour elle cet été et était revenu l’aider depuis le mois de novembre. Après avoir découvert le corps sans vie de la jeune bergère et l’instrument du crime au sous-sol, les policiers l’ont arrêté dans la grange, parmi les chèvres. L’homme, qui a reconnu le meurtre, a raconté une dispute ayant dégénéré à propos du paiement de son salaire. Son avocat, Fulvio Carlin a déclaré : « La querelle s’est envenimée et il a agit aveuglément. Loin de lui l’idée de justifier ainsi son action. Mais une fois l’acte commis, plus de retour en arrière possible. » Suleiman Adams pourrait aussi l’avoir violée.

Le sourire d’Agitu Gudeta n’est plus. Reste le souvenir de ce qu’elle a construit dans cette vallée des Mochènes. Et 180 chèvres orphelines dont toute une communauté a promis de s’occuper.

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