Qui est Mohamed Ghannouchi ?

Premier volet d’une série consacrée aux Premiers ministres africains : cette semaine, cap sur le Palais du gouvernement, à Tunis.

Publié le 14 mars 2006 Lecture : 8 minutes.

Un grand commis de l’État doublé d’un gestionnaire rigoureux, mais discret : Mohamed Ghannouchi (65 ans), le Premier ministre tunisien, n’est certes pas ce que les journalistes appellent un « bon client ». Installé depuis le 17 novembre 1999 au Palais du gouvernement, place de la Kasbah, cet économiste de formation a beau être, avec Abdelaziz Ben Dhia, le conseiller spécial et porte-parole de la présidence (avec rang de ministre d’État), et Abdelwahab Abdallah, son collègue des Affaires étrangères, l’un des ténors du régime de Zine el-Abidine Ben Ali, il n’en reste pas moins une énigme pour nombre de ses compatriotes.
Les Tunisiens ont fini par s’habituer à lui et le reconnaissent immédiatement lorsqu’il apparaît à la télévision – très souvent, à vrai dire. Pourtant, la caméra s’attarde rarement sur son visage : il est le plus souvent montré de dos ou de profil, en train de « conférer avec le chef de l’État ». Les images sont souvent muettes, le commentaire débité en voix off. Le Premier ministre joue le rôle d’un brillant second et semble s’en satisfaire. En de nombreuses occasions, il représente son « patron » et lit ses discours à sa place, par exemple lors des sommets arabes, africains ou internationaux, auxquels Ben Ali participe finalement assez rarement.
Depuis la révision constitutionnelle de 1988, le Premier ministre n’est plus le dauphin désigné et successeur constitutionnel du chef de l’État, rôle qui échoit désormais au président de la Chambre des députés. La fonction s’est banalisée et n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était à l’époque de Habib Bourguiba. Ghannouchi sait pertinemment qu’il ne doit pas s’écarter d’un iota des instructions présidentielles. On n’attend plus d’un chef du gouvernement qu’il fasse preuve d’initiative. C’est la « jurisprudence Hédi Baccouche » : nommé à ce poste au lendemain de la destitution de Habib Bourguiba, le 7 novembre 1987, ce dernier, qui était un vrai politique, avait été remercié vingt-deux mois plus tard, en septembre 1989, pour avoir voulu un peu trop « affirmer sa différence ».
Certains le jugent dépourvu de charisme et déplorent ses modestes qualités d’orateur. Ce que conteste un ancien diplomate, qui le connaît bien : « Il s’exprime avec beaucoup de sûreté et même d’éloquence. Bien sûr, il maîtrise très bien le français, la langue de travail des économistes, mais son arabe est impeccable. Il est très aimable, d’une humeur toujours égale, et écoute ses interlocuteurs avec une humilité non feinte. Il représente fort bien son pays à l’étranger et rassure les milieux économiques. Mais il est vrai qu’il s’aventure rarement sur les sujets sensibles. Ne comptez pas sur lui pour distiller sous le sceau de la confidence quelque petite phrase assassine ! »
Natif de Sousse, la troisième ville du pays, ce Sahélien a fait toute sa carrière dans l’administration. Après des études secondaires au lycée de Sousse et une licence de sciences politiques et d’économie à l’université de Tunis, il est admis à l’École nationale d’administration, puis intègre la fonction publique. En l’occurrence, le secrétariat d’État au Plan et à l’Économie nationale, cette véritable pépinière de la future élite économique et financière du pays. Intelligent et travailleur, il est repéré par le secrétaire d’État Mansour Moalla, futur ministre des Finances, qui le prend sous son aile.
En 1975, Ghannouchi est nommé directeur de la planification générale, poste qu’il conservera près de dix ans avec un plaisir non dissimulé. Il est en effet dans son élément : doué d’une fantastique mémoire des chiffres, il jongle allègrement avec les agrégats financiers. Aujourd’hui encore, ses collaborateurs racontent qu’il ne quitte jamais longtemps des yeux un tableau de bord régulièrement mis à jour contenant les grands indicateurs économiques tunisiens, mais aussi européens – liée à l’Union européenne par un accord d’association, la Tunisie réalise près de 80 % de ses échanges extérieurs avec les pays de la zone euro.
Avec quelques autres, dont Nouri Zorgati (qui fut ministre des Finances dans les années 1990), Ghannouchi appartient à cette génération de technocrates propulsés à de hauts postes de responsabilité, dans la seconde moitié des années 1970, par le Premier ministre Hédi Nouira (1970-1980). « Par tempérament et par expérience, Nouira se méfiait des politiques. En revanche, il appréciait beaucoup les grands commis de l’État, se souvient un fonctionnaire international. À la faculté comme au ministère de l’Économie, Ghannouchi était un citoyen ordinaire. Personne n’aurait imaginé qu’il occuperait un jour d’aussi hautes fonctions. Comme tout le monde, il était membre du Parti socialiste destourien (PSD), le parti unique jusqu’en 1981, mais ne s’impliquait qu’assez peu dans la vie de l’appareil. C’est précisément ça qui a séduit Nouira. Ghannouchi n’est pas un homme de clans, mais il faut se remémorer le contexte de l’époque : Bourguiba était déjà malade, diminué, et Nouira, en tant que successeur constitutionnel, détenait la réalité du pouvoir. Il a jeté les bases de l’économie de marché et tenté de maintenir une cloison étanche entre économie et politique. Il avait besoin de jeunes talents en qui il puisse avoir entière confiance. Ghannouchi et Zorgati étaient de ceux-là. »
À la direction générale du Plan, fonction transversale s’il en est, Ghannouchi est amené à dialoguer avec les principaux responsables de l’État. Il fait la connaissance du directeur de la sûreté nationale, un certain Zine el-Abidine Ben Ali, qui apprend à apprécier cet homme de dossiers méticuleux et pondéré, originaire comme lui de la région du Sahel. Devenu Premier ministre le 2 octobre 1987, Ben Ali procède, moins d’un mois plus tard, à un remaniement. Cinq nouveaux ministres entrent au gouvernement. Parmi eux, Ghannouchi, qui, logiquement, hérite du ministère délégué au Plan. Bourguiba, qui a donné son aval, se ravise le lendemain et prétend avoir oublié ce qui s’est passé la veille : il ne veut à aucun prix d’un Ghannouchi au gouvernement ! Consternation dans les rangs de l’équipe dirigeante
C’est que Mohamed Ghannouchi a un homonyme célèbre, Rached Ghannouchi, le chef du Mouvement de la tendance islamiste, qui vient d’être condamné par la Cour de sûreté de l’État à la réclusion criminelle à perpétuité. Au grand dam de Bourguiba, qui voulait la peine capitale. Le problème est que Mohamed et Rached n’ont strictement aucun lien de parenté ! On frise le ridicule. De plus en plus incohérent, imprévisible, Bourguiba exige un nouveau procès pour Ghannouchi (Rached). Ben Ali et quelques-uns de ses fidèles en arrivent à la conclusion que le temps est venu d’agir. Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1987, sept sommités médicales tunisiennes sont convoquées, à 2 heures du matin, et signent un certificat dans lequel ils constatent l’incapacité du vieux leader. Le 7 novembre au matin, la Tunisie se réveille avec un nouveau président : Zine el-Abidine Ben Ali.
Ghannouchi (Mohamed) revient au gouvernement à la faveur du changement. En juillet 1988, il est promu ministre de plein exercice, toujours au Plan. En 1989, ses attributions s’élargissent aux Finances. En mars 1990, il est ministre de l’Économie et des Finances, et, en 1992, prend le portefeuille de la Coopération internationale et de l’Investissement extérieur, poste qu’il conservera jusqu’à son arrivée à la tête du gouvernement, en novembre 1999. Il est le seul responsable tunisien à avoir occupé sans discontinuer des fonctions ministérielles depuis 1987. Il faut croire que, maîtrisant parfaitement ses dossiers, il a donné partout pleine satisfaction. C’est l’homme de la planification, l’un des architectes des plans quinquennaux qui ont permis à la Tunisie de s’arracher au sous-développement. C’est aussi l’un des grands artisans de la libéralisation graduelle – et maîtrisée – de l’économie entamée en 1986.
Très apprécié dans les milieux financiers internationaux, à la Banque africaine de développement, à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, il a participé de l’intérieur à la plupart des négociations cruciales qui ont permis à son pays d’obtenir des prêts à des taux avantageux. Au ministère de Coopération internationale, il a consacré toute son attention aux doléances des investisseurs, qu’il s’est efforcé de ne jamais décevoir afin de renforcer l’attractivité du « site Tunisie ». Depuis près de vingt ans, il est de ceux qui s’efforcent de traduire dans les faits les grands projets présidentiels : de la création du fonds de solidarité 26/26 à celle de la Banque tunisienne de solidarité. Car le social a toujours été une composante essentielle de l’action du gouvernement. Dès le début des années 1980, bien avant l’Algérie, le pays a engagé une lutte sans merci contre l’islamisme. Mais c’est en traitant le mal à la racine, en éradiquant les poches de pauvreté, en réduisant drastiquement les inégalités et donc en coupant les islamistes de leurs soutiens populaires que les autorités sont parvenues à l’emporter. Ghannouchi et ses amis technocrates ont joué à cet égard un rôle aussi décisif que méconnu.
Le pouvoir n’a pas changé le chef du gouvernement. Tous ceux qui ont eu l’occasion de l’approcher témoignent de sa scrupuleuse honnêteté. Marié et père de deux enfants, il continue de vivre très simplement dans la petite maison qu’il possède à El-Menzah VI, une banlieue résidentielle de Tunis. Son fils, aujourd’hui médecin à Sousse, dans le secteur public de la santé, n’a jamais bénéficié de passe-droits exhorbitants et a d’ailleurs commencé ses études à Rabat parce que son classement au concours d’entrée ne lui permettait pas de s’inscrire directement à la fac de médecine de Tunis.
Tout Premier ministre qu’il soit, Ghannouchi ne fait toujours pas de politique – ou si peu. Ainsi, il n’a fait son entrée au bureau politique du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir, qu’en 2002. La rumeur le donne périodiquement partant et il aspire, dit-on, a davantage de tranquillité. Pourquoi pas dans une grande organisation internationale ? Mais c’est aussi un homme de devoir qui répugne à exprimer publiquement ses états d’âme. « Le président l’apprécie, note l’un de ses amis. Avec lui, l’économie tourne et les investisseurs sont rassurés. »
Ghannouchi n’en reste pas moins en retrait. Dans l’ordre protocolaire des cérémonies officielles, il est d’ailleurs devancé par son prédécesseur Hamed Karoui, vice-président du parti au pouvoir. En fait, son rôle s’apparente avant tout à celui d’un super-directeur de cabinet chargé des questions économiques : il coordonne, mais ne dirige pas. A-t-il seulement son mot à dire ? Dans les salons tunisois, on raconte une anecdote révélatrice. Lors d’un récent remaniement, Ghannouchi aurait informé plusieurs personnalités, par téléphone, qu’elles étaient pressenties pour intégrer le gouvernement. Joie des intéressés, qui, quelques heures plus tard, déchantent en découvrant que leurs noms ne figurent pas sur la liste annoncée à la radio. Le Premier ministre n’avait pas été informé des arbitrages de dernière minute
Deux chercheurs, Michel Camau et Vincent Geisser, ont analysé cette tendance à la technicisation et à la dépolitisation du personnel gouvernemental tunisien. Après avoir étudié les profils de 116 ministres et conseillers au cours de la période 1987-2001, ces derniers concluent que « le trait distinctif du nouveau personnel gouvernemental tient à la corrélation entre une relative virginité politique et une expérience professionnelle attestée. C’est à ce type d’expérience que les néophytes en politique doivent leur promotion ministérielle. Ils sont, dans leur grande majorité, issus de la haute administration, du secteur public et de l’université. »
Conclusion : plus que jamais, aujourd’hui, le vrai pouvoir – sinon la totalité du pouvoir – est au palais de Carthage.

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