Qui a peur des amnistiés ?

Dix mille détenus islamistes ont été ou vont être libérés dans les prochaines semaines. Leur réinsertion suscite forcément bien des appréhensions.

Publié le 14 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Au lendemain de la publication, le 28 février, de l’ordonnance sur la paix et la réconciliation, l’amnistie promise par le président Abdelaziz Bouteflika est devenue réalité. La première vague de libérations a concerné plus de 2 600 détenus, tous condamnés pour activités terroristes. Parmi eux, Ali Benhadj, le numéro deux de l’ex-Front islamique du salut (FIS), dissous en mars 1992 (voir encadré). Au total, selon des sources officieuses, environ dix mille personnes devraient être libérées au cours des prochaines semaines. Toutes les condamnations à mort liées à la « tragédie nationale » – terme officiel pour évoquer l’insurrection islamiste des années 1990 – ont déjà été commuées. Les premiers élargissements ont concerné tous les prévenus dont l’affaire est en cours d’instruction ou qui n’ont pas encore été condamnés, le parquet ayant informé les différentes juridictions de l’extinction des poursuites. En revanche, pour les islamistes déjà condamnés, la décision revient au juge d’application des peines, qui tranchera au cas par cas.
Lancée par Bouteflika, l’idée de paix et de réconciliation – et l’amnistie qui en découle – a été approuvée à une écrasante majorité, par voie référendaire, le 29 septembre 2005. La nouvelle loi, qui s’inscrit dans le prolongement de ce vote, ne devrait donc pas, en théorie, susciter de débat. Elle est pourtant rejetée par les familles, celles des victimes du terrorisme comme celles des « disparus », et provoque la suspicion des ONG internationales, qui soupçonnent une manuvre destinée à absoudre les agents de l’État impliqués dans des affaires d’exécutions sommaires, de tortures ou de disparitions forcées. Elle pose de surcroît un problème politique : quel sera l’impact de la « réapparition » de plus de dix mille activistes sur le fragile équilibre de la société algérienne ? Et une question pratique : la mise en uvre de la nouvelle loi permettra-t-elle de recenser enfin avec précision – en vue d’une éventuelle indemnisation – le nombre des victimes de la « tragédie nationale » ?

Dix mille islamistes dans la nature. Dans les années 1990, la classe politique algérienne s’était, face au péril islamiste, scindée en deux camps : les « éradicateurs », partisans d’une solution exclusivement militaire, et les « réconciliateurs », davantage favorables au dialogue. La réconciliation nationale voulue par Bouteflika signifie-t-elle que l’un des camps l’ait emporté ? La réponse ne va pas de soi, dans la mesure où le chef de l’État s’est toujours habilement tenu à distance des uns et des autres.
Aux éradicateurs, il a promis de poursuivre inlassablement la lutte contre le terrorisme, mais a obstinément rejeté leur suggestion d’exclure les islamistes de la scène politique. Mieux, il a accepté d’intégrer à sa majorité présidentielle le Mouvement de la société pour la paix (MSP), qui n’est autre que la section algérienne des Frères musulmans. L’alter ego du Hamas palestinien, en somme. Mais parallèlement, il a opposé une fin de non-recevoir catégorique à la demande des réconciliateurs de réhabiliter le FIS, qu’il accuse d’être le principal responsable de la tragédie.
Loin des calculs des états-majors, l’opinion appréhende indiscutablement le retour dans « le circuit » d’individus qui n’ont pas hésité à verser des flots de sang au nom d’une cause pour le moins douteuse. Selon des chiffres communiqués par l’armée algérienne lors d’un colloque sur le terrorisme en octobre 2002, les maquis algériens ont compté jusqu’à vingt-cinq mille insurgés. Dans cette guerre sans merci, les deux camps ne se sont que fort peu souciés de faire des prisonniers. Ainsi, sur les dix mille détenus bientôt libérés, seuls quelques centaines ont été pris les armes à la main. La grande majorité d’entre eux n’étaient que des comparses, soit qu’ils aient apporté un soutien logistique aux terroristes, soit qu’ils aient été complices d’un attentat.
La Charte de la paix et de la réconciliation exclut en principe que les auteurs de massacres collectifs, de viols et d’attentats à l’explosif dans des lieux publics puissent bénéficier d’une mesure de clémence. Mais le précédent de la loi sur la Concorde civile (une « grâce amnistiante » décrétée par Bouteflika en janvier 2000) montre que les commissions de probation sont confrontées aux pires difficultés pour établir si tel ou tel repenti est ou non impliqué dans un crime de sang. C’est pourquoi, aux yeux de l’Algérien moyen, tout islamiste aujourd’hui élargi, quel que soit son degré de culpabilité, demeure un assassin. Comment vivre, dans son quartier ou son village, en sachant que le fils de la voisine a peut-être naguère égorgé un policier, un journaliste ou un appelé du contingent, enfoui une bombe dans le sable d’une plage surpeuplée ou violé une étudiante ?
Même si l’islamisme est déjà une réalité sociologique en Algérie, les dix mille libérations vont inévitablement renforcer le conservatisme ambiant. N’est-il pas choquant de voir un Ali Benhadj quitter sa cellule, quand deux journalistes accusés d’avoir reproduit – pour les dénoncer ! – les trop fameuses caricatures du Prophète sont maintenus en détention ? L’instauration du « califat » rêvée par les salafistes n’est certes plus à l’ordre du jour, mais de puissantes forces d’inertie sont à l’uvre dans la société algérienne, qui retardent l’indispensable modernisation des institutions et des mentalités. On peut craindre que la libération massive de détenus islamistes ne fasse pas vraiment avancer les choses.
Une simple phrase prononcée par la mère d’un policier tué par des « égarés » – autre euphémisme officiel – résume la situation : « Nous avons su leur pardonner, mais eux, sauront-ils reconnaître leurs torts ? » Rien n’est moins sûr. Dans la logique des combattants islamistes, leur élargissement est une victoire, non le fruit de quelque paix des braves. Ils restent certes interdits de toute activité politique, mais une image restera dans les esprits : leur libération a été accueillie par des « Allahou Akbar » rappelant fâcheusement les grandes heures du FIS, en mai 1991, quand les militants islamistes occupaient en masse les places des grandes villes.

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Les chiffres de la guerre. L’évaluation du coût humain de l’insurrection islamiste des années 1990 donne lieu à une sévère bataille de chiffres. Combien de victimes civiles ? Combien de « disparus » du fait des forces de l’ordre ? Combien de terroristes tués et de militaires assassinés ? Combien d’exilés seront-ils autorisés à revenir dans leur pays ? Combien d’Algériens et d’Algériennes ont-ils été licenciés pour cause de sympathies islamistes ? Selon les sources, les estimations peuvent varier du simple au double. Sur toutes ces questions, qui témoignent de la complexité de la mise en uvre de la réconciliation nationale, se greffe le problème de l’indemnisation promise aux ayants droit des disparus, mais aussi des terroristes abattus.
Bouteflika a confié à Ahmed Ouyahia, son Premier ministre, la tâche de diriger une commission nationale chargée du suivi de la mise en uvre de l’amnistie. Celle-ci est composée des ministres de l’Intérieur (Yazid Zerhouni), des Affaires étrangères (Mohamed Bedjaoui) – pour tout ce qui concerne les exilés -, de la Défense (Abdelmalek Guenaïzia), des Finances (Mourad Medelci) de la Justice (Tayeb Belaïz), du Travail (Tayeb Louh) et de l’Emploi (Djamel Ould Abbes). Ali Tounsi, directeur général de la Sûreté nationale (DGSN), le général major Ahmed Boustila, commandant de la gendarmerie, et Djamel Kherchi, directeur général de la fonction publique, y siègent également. La commission, qui se réunit tous les quinze jours, rédige chaque mois un rapport à l’intention du chef de l’État. Des commissions locales, au niveau des wilayas (préfectures), ont par ailleurs été mises en place.
Un recensement « détaillé » (Ouyahia dixit) des disparus a été transmis aux walis (préfets). À partir du 15 mars, l’administration recevra les doléances des ayants droit. Une liste des terroristes abattus a parallèlement été communiquée aux autorités locales afin qu’elles engagent des enquêtes sur la situation des familles concernées : il s’agira d’établir si elles ont droit à l’aide de l’État au titre de la solidarité nationale. Enfin, Ouyahia a été chargé de préparer avant la fin du mois un projet de décret présidentiel sur la réinsertion sociale des détenus libérés et des insurgés qui acceptent de déposer les armes. On saura alors (presque) tout sur le coût de la deuxième guerre d’Algérie.

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