Lueur d’espoir

Le camp de Nyabiheke accueille des milliers de réfugiés congolais. Ann Y. Kao*, médecin-chef, raconte ses doutes, ses peurs. Et son enthousiasme.

Publié le 13 mars 2006 Lecture : 4 minutes.

Il est 4 h 17 du matin. Je m’habille dans l’obscurité. Je retrouve Séraphin, mon chauffeur, sous le porche éclairé par les étoiles. Nous grimpons sans un mot dans la Jeep et descendons la piste cahoteuse avant de remonter vers la colline parsemée de tentes vertes et blanches – celles fournies par les Nations unies pour abriter les réfugiés du camp de Nyabiheke, au nord-est du Rwanda. Sous la tente qui sert d’hôpital, deux infirmières, Louise (une Rwandaise hutue – je le précise même s’il est de bon ton, ici, de ne pas mentionner ouvertement les ethnies -), et Betty, une Congolaise tutsie, sont penchées au-dessus du corps inerte d’un bébé de 2 ans.
Il s’appelle Micyo. Pendant deux heures, sa mère et les deux infirmières ont tenté de lui placer une intraveineuse avant de se décider à venir me chercher. Je suis l’unique médecin de ce camp de réfugiés, qui compte 5 000 Congolais tutsis. Mon travail m’inspire, m’enthousiasme, me fait croire à la paix, tout comme il m’enrage, m’épuise et me désespère. J’ai choisi de venir au Rwanda parce que je voulais voir par moi-même cet endroit, où des horreurs innommables ont été commises il y a dix ans. Je voulais comprendre, voir les survivants et sentir les fantômes de ceux qui avaient été massacrés. Je voulais trouver des justifications ou des explications qui me convaincraient que ce génocide, perpétré par de proches voisins et parfois des membres d’une même famille, n’avait été qu’un bégaiement de l’Histoire.
Les Congolais tutsis réfugiés au Rwanda sont des souvenirs vivants de ce génocide de 1994, qui a fait près d’un million de victimes. Leurs ennemis, les Interahamwes, continuent d’errer dans le sud du Congo et souhaitent toujours éradiquer les Tutsis. Ces réfugiés ont fui pour sauver leur vie. Ils me racontent parfois leur histoire. À l’occasion d’un rare moment de calme, Nicole, mon infirmière en chef, me décrit comment son père a été tué par les Interahamwes huit ans auparavant. Ils ont encerclé l’autobus dans lequel il se trouvait, l’ont aspergé d’essence avant d’y mettre le feu. Son père, pourtant, était hutu. Il était juste monté dans le mauvais bus. Séraphin, mon chauffeur, m’a expliqué, un soir, que sa femme et ses trois enfants avaient été tués en 1994. Richard, un infirmier, m’a détaillé par le menu la manière dont sa mère, son père et sept de ses frères avaient été massacrés sous ses yeux. Par des voisins : des adultes qui s’étaient occupés de lui, des hommes qu’il connaissait depuis tout petit, d’anciens compagnons de jeu. Il est si difficile de regarder ces gens dans les yeux. Les Rwandais évitent le regard des autres, et je commence à comprendre pourquoi.
Le camp où je me trouve a été mis en place récemment, trois mois avant que j’arrive, en juillet 2005. Sur les 5 000 réfugiés, la moitié ont moins de 18 ans et un millier sont âgés de moins de 5 ans. Cet endroit est rempli d’enfants qui prennent soin d’autres enfants. Ils portent tous leur histoire à bout de bras et font preuve d’une sagesse exceptionnelle – surtout les filles.

Ici, le paludisme est omniprésent. Les rations mensuelles de maïs séché et de haricots fournies par le Programme alimentaire mondial sont systématiquement épuisées avant la fin du mois. Le sol rocheux rend toute tentative de plantation impossible, malgré l’espace disponible. Leur courage me rappelle chaque jour à la raison, surtout lorsque je suis lasse de la chaleur ou des pluies torrentielles. Chaque fois que j’arrive au camp, je suis accueillie par des réfugiés souriants.
Je suis ici sur une autre planète qu’à l’Hôpital général du Massachusetts où je travaillais avant. Je n’ai pas de filet de secours, il n’y a pas d’annuaire de spécialistes à appeler, même si le courriel peut se révéler bien utile – lorsqu’il fonctionne. Il n’y a pas de stock d’oxygène ni de ventilateur et, jusqu’à ces jours derniers, il n’y avait pas de laboratoire. C’est de la médecine artisanale. Et pourtant Sous la tente médicale, Louise (l’infirmière hutue) tient la main de la mère de Micyo, tandis que Betty (la Congolaise tutsie) prépare les médicaments pour l’enfant. Betty met lentement des gouttes de solution sucrée sous la langue du petit Micyo, pendant que je cherche une seringue. Tout à coup, les convulsions du bébé s’arrêtent. Il s’assoit paisiblement et demande sa mère.
Je jette un coup d’il dehors, et j’aperçois la douce lueur du soleil levant sur les visages. Dans ce rai de lumière, ils me semblent tous flous. À moins que les larmes qui roulent sur mes joues brouillent ma vue. Là, je suis envahie par le sentiment que ces hommes, ces femmes, ces enfants peuvent s’en sortir. Cela sera lent et douloureux.
Mais je prends tout à coup conscience que tout n’a pas été détruit en 1994 et que l’espoir est là, et maintenant, en 2006.

la suite après cette publicité

*Ann Y. Kao est médecin à l’Hôpital général du Massachusetts. Son témoignage a été publié dans l’International Herald Tribune.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires