Le général et le « bon garçon »

Publié le 13 mars 2006 Lecture : 3 minutes.

L’affaire ébranle toute la classe politique. Ferhat Sarikaya, le procureur de la République de Van, a déposé devant le bureau juridique de l’état-major une demande d’accusation à l’encontre du général Yasar Büyükanit, le numéro deux de l’armée ! Les Turcs, naguère habitués aux coups d’État militaires, sont stupéfaits. « C’est un coup contre l’armée » téléguidé par le gouvernement, s’est même écrié Deniz Baykal, le leader de l’opposition sociale-démocrate.
Tout a commencé le 9 novembre 2005, dans la petite ville de Semdinli, près de la frontière iranienne, lorsqu’une foule en colère arrête trois fuyards qui ont lancé des grenades dans une librairie, tuant une personne et en blessant plusieurs autres. L’identité des suspects laisse pantois : deux sous-officiers d’active et un informateur, ex-membre du PKK (le parti séparatiste kurde) qui a retourné sa veste. L’affaire se corse lorsque le général Büyükanit vole au secours de l’un d’eux, Ali Kaya, qu’il connaît personnellement et qualifie de « bon garçon ». Cette intervention intempestive pousse le procureur de Van à étendre son chef d’accusation à « Yasar Pacha » au motif qu’il « tente d’influencer la justice ». Mais ce n’est pas tout. S’appuyant notamment sur le témoignage d’un homme d’affaires kurde, Mehmet Ali Altindag, il poursuit le général pour constitution de bande armée, falsification de documents et abus de fonctions. Le numéro deux de l’armée se retrouve impliqué dans la création de groupes clandestins chargés de fomenter des troubles dans le Sud-Est anatolien à majorité kurde. Objectif : dresser les communautés les unes contre les autres pour torpiller le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
En réalité, l’enjeu dépasse largement le « cas Büyükanit ». Une lutte sans merci oppose l’armée, farouche défenseur d’une république laïque et unitaire, à un gouvernement de centre-droit issu de la mouvance islamiste. Et cette lutte feutrée, ponctuée par quelques éclats publics, se renforce à l’approche de deux échéances critiques.
Première échéance : en août prochain, Büyükanit, en sa qualité de commandant en chef des forces terrestres, devait logiquement succéder au général Hilmi Özkök au poste de chef d’état-major. Le remplacement d’un modéré par un « dur » qui rêve de tordre le cou aux islamistes était redouté par le gouvernement. D’autant qu’il avait déjà donné la mesure de sa brutalité contre la guérilla kurde lorsqu’il servit dans le Sud-Est, entre 1997 et 2000.
Sa mise en cause dans l’affaire de Semdinli compromet désormais sa nomination. De là à voir, derrière l’initiative du procureur de Van, une sournoise machination de l’AKP (le parti gouvernemental), il n’y a qu’un pas que le général Özkök a franchi le 6 mars en morigénant à huis clos le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, avant de rendre visite au président de la République. Pour l’état-major, il ne fait aucun doute que le procureur, pourtant décrit par la presse comme un homme pieux et non politisé, n’est qu’une marionnette aux mains de l’AKP, véritable commanditaire de ce crime de lèse-majesté. À preuve : Musa Sivacioglu, député AKP et chef de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur l’attentat de Semdinli, a annoncé, le 9 mars, qu’il avait transmis des pièces du dossier au procureur de Van, à l’insu de ses collègues
Deuxième échéance critique : en mai 2007, le Parlement à majorité AKP devra élire un nouveau président de la République. Il sera sans nul doute issu des rangs du parti au pouvoir, et l’on prête cette ambition à Erdogan. Une hypothèse insupportable pour l’armée, qui ne manque ni d’imagination ni de ressources pour « régler » la question : pressions directes ou indirectes, subterfuges destinés à déliter la majorité, provocations de nature à réactiver la lutte contre les séparatistes kurdes, voire coup d’État « postmoderne » semblable à celui de 1997 à l’issue duquel le Premier ministre fut forcé de signer sa propre lettre de démission
Conscients du danger et terrorisés à l’idée d’être accusés d’infiltrer la justice, Erdogan et ses ministres ne tarissent plus d’éloges sur l’armée, « prunelle de nos yeux », tout en se lavant les mains d’une affaire qui relève de la seule justice.
La balle est désormais dans le camp du général Özkök et de son équipe de juristes, qui décideront si Büyükanit doit ou non être jugé par un tribunal militaire. Mais d’ores et déjà, la procédure déclenchée par le procureur de Van constitue un précédent et même une victoire symbolique pour nombre de démocrates qui rêvent de voir leur pays entrer un jour dans l’Union européenne.

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