Le dernier conteur

Leur art remonte au Moyen Âge : à Marrakech, ils ne sont plus que huit à narrer les aventures des sages sultans et des rusés brigands.

Publié le 14 mars 2006 Lecture : 3 minutes.

A l’heure d’aller travailler, Mohamed Jabiri fait route vers Jamaa el-Fna, la grande place de Marrakech. Depuis plus de quarante ans, il exerce le métier de conteur. Chaque jour, sur fond de batailles historiques, il ressuscite un passé mi-réel mi-mythique peuplé de pécheurs et de prophètes, de sages sultans et de rusés brigands. Il n’a pour cela besoin que d’un minimum d’accessoires : un petit tabouret et quelques illustrations en couleurs. Le reste est affaire de talent
À 71 ans, Jabiri est l’un des derniers poètes de la région de Marrakech à donner encore des spectacles – ils ne sont, au total, plus que huit. Comme la grande majorité de ses collègues, il redoute que sa génération ne soit la dernière d’une lignée dont la naissance remonte à la construction de la ville, au Moyen Âge. Ils sont les héritiers d’une époque lointaine – bien avant l’invention de la radio, de la télévision, du cinéma et du téléphone -, où des narrateurs itinérants apportaient nouvelles et distractions dans les foires rurales et sur les places des villages. Le conteur n’a pourtant pas renoncé à relever le défi de la concurrence électronique. « Beaucoup de gens, explique-t-il, ont le sentiment que la télévision est trop loin d’eux. Ils préfèrent faire des rencontres et entendre des histoires en direct. »
L’auditoire de Mohamed Jabiri est exclusivement masculin. Certains l’écoutent assis par terre, d’autres appuyés sur leur bicyclette. Les femmes ne sont pas censées entendre ses récits grivois ou délirants. « Les jeunes préfèrent les fables tirées des Mille et Une Nuits, parce que la religion y est moins présente, poursuit Jabiri. En revanche, les plus âgés sont davantage attirés par la vie du Prophète et de ses compagnons ou par les récits de batailles entre musulmans, Perses et chrétiens. Mais les gens raffolent aussi des histoires de miracle, comme celle de Jésus guérissant l’aveugle. » Des étudiants travaillant sur les coutumes locales précisent que ces contes sont un savant mélange d’anecdotes religieuses et populaires puisées dans les traditions berbère, gnaoui et arabe.
Mohamed el-Haouzi est biologiste et a grandi près de la place Jamaa el-Fna, dont il aime les jongleurs, les guérisseurs, les musiciens et les conteurs. « Il m’arrive de passer les voir la nuit, quand j’ai besoin de me changer les idées », raconte-t-il. Même s’il a entendu ici d’innombrables histoires, le spectacle lui paraît toujours nouveau. La magie du conte réside dans la façon de le tourner. Sa signification change selon les singeries du narrateur, les cris ou les sarcasmes qui s’élèvent de l’auditoire. Les récits sont tantôt moralisateurs, tantôt burlesques ou parodiques. Le pouvoir n’est pas toujours épargné
Juan Goytisolo est l’un des rares expatriés européens à parler l’arabe dialectal marocain. Cet écrivain espagnol de premier plan, qui vit à Marrakech depuis les années 1970, se consacre entièrement à la cause de la Jamaa el-Fna et de ses artistes, qui ont inspiré l’une de ses nouvelles (Makbara). Goytisolo évoque avec admiration les « vieux maîtres » qu’il a connus : leurs talents d’improvisateurs, leurs frasques, leurs « trucs » pour capter l’attention du public… Il est la cheville ouvrière du mouvement créé il y a quelques années pour protéger la Jamaa el-Fna, qu’il considère comme « un vaste et riche espace culturel menacé par le business et la pression du développement ». Son association est parvenue à bloquer certains projets comme la construction d’une tour en verre et d’un parking souterrain. Il a aussi obtenu le soutien de l’Unesco : en 2001, la place a été classée au Patrimoine oral et immatériel de l’humanité. Mais Goytisolo redoute aujourd’hui que les « vieux maîtres » ne disparaissent à jamais.
Jabiri confirme que, dans sa jeunesse, il était beaucoup plus facile de vivre du métier de conteur. Lui qui sait à peine lire et écrire a appris la profession en écoutant et en imitant les anciens. Comme il a voulu voir le monde, se souvient-il avec fierté, il est allé raconter ses histoires jusqu’à Casablanca, Fès et Meknès. Mais aujourd’hui, le tourisme a fait flamber les prix. Avec 2 ou 3 dollars par jour, Jabiri n’a plus les moyens de s’offrir un ticket de bus pour voyager. Et même, parfois, de s’offrir un lit. Tout change autour de lui. Certains de ses collègues sont tombés malades. D’autres ont renoncé à venir. La nuit tombe doucement sur la place Jamaa el-Fna…

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