Le déclin de l’empire russe

Combinée à une chute brutale de la natalité, la surmortalité liée à l’alcoolisme entraîne une diminution inquiétante de la population.

Publié le 13 mars 2006 Lecture : 5 minutes.

Longtemps obnubilés par la croissance démesurée de la population mondiale, passée de 3 milliards d’habitants en 1960 à 6,5 milliards en 2005, les démographes ont reporté, depuis une dizaine d’années, leur centre d’intérêt sur le vieillissement de cette population, conséquence de la baisse généralisée de la natalité. La Russie n’échappe pas au reflux de la fécondité. De 2,23 enfants par femme en 1987, l’indice est tombé à 1,32 en 2002. Ce qui la situe au niveau de la plupart des autres pays européens, mais bien loin derrière la France (1,94 en 2005) et encore plus loin, bien entendu, de l’Afrique subsaharienne, qui bat tous les records, avec une fécondité encore supérieure à 5 enfants par femme.
Comment expliquer cette baisse brutale de la natalité ? Dans le numéro de février de Population & Sociétés, le bulletin de l’Institut national d’études démographiques (Ined, France), les chercheurs Alain Blum et Cécile Lefèvre y voient surtout l’effet d’une profonde transformation de la société depuis la disparition de l’Union soviétique. Avec la détérioration des conditions économiques, les jeunes couples diffèrent la constitution d’une famille et la mise au monde d’un premier enfant. En 1989, près de 80 % des femmes ayant entre 25 et 29 ans étaient mariées ou vivaient en couple. Ce taux est tombé à 65 % en 2002. Parallèlement, la contraception (pilule, stérilet, préservatif) a fait de grands progrès, au détriment des avortements, ceux-ci ayant diminué de moitié au cours des quinze dernières années.
L’allongement de la durée des études, et le report de l’âge au mariage qui s’ensuit, n’est pas non plus étranger à cette baisse de la natalité, phénomène commun à toutes les nations développées ou en voie rapide de développement. Avec 11 naissances pour 1 000 habitants en 2005, la Russie est dans la norme européenne. Ce qui distingue toutefois le pays de Poutine, c’est un taux de mortalité extrêmement élevé : 16 pour 1 000 en 2005, contre 11 de moyenne pour l’ensemble de l’Europe. Seules l’Ukraine et la Biélorussie, pays comparables à beaucoup de points de vue, font aussi mal, si l’on peut dire. En France, le taux est de 8. En Afrique du Nord, où la population est plus jeune, il avoisine partout 6.
Comme le rappellent les auteurs de l’article de Population & Sociétés, la dégradation du système de santé russe n’est pas récente. Tournée encore essentiellement vers les maladies infectieuses, la politique sanitaire néglige la prévention des maladies cardio-vasculaires, qui sont devenues, on le sait, l’un des tout premiers facteurs de morbidité dans les pays industrialisés. Certaines mesures récentes se sont par ailleurs révélées désastreuses. Ainsi la réforme du mécanisme de remboursement des soins, marquée par la constitution d’un fonds d’assurance maladie, s’est-elle traduite par un allongement des délais de fourniture des médicaments, obligeant souvent les gens à s’en passer
Autant de facteurs qui expliquent la baisse de l’espérance de vie à la naissance, phénomène qu’on ne rencontre dans aucune autre région du monde, à l’exception de certaines parties de l’Afrique australe touchées de plein fouet par l’épidémie de sida. Avec une espérance de 65 ans, la Russie se situe en dessous de la moyenne mondiale. Elle est à peine au-dessus de l’Inde et se trouve distancée par la Chine (72 ans) ou les pays du Maghreb (tous autour de 70 ans). C’est chez les hommes que la situation est catastrophique. Alors que l’espérance de vie des femmes est actuellement de 72 ans (chiffre atteint par les Françaises il y a plus de cinquante ans), celle de leurs compagnons ne dépasse pas 59 ans – la moyenne européenne étant de 71 ans. Accidents de la route, suicides, voire homicides expliquent pour une bonne part cette surmortalité. Mais derrière ces décès brutaux se profile le vrai fléau de la société russe : l’alcoolisme. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la consommation de vodka et d’autres breuvages forts a augmenté de 45 % entre 1989 et 2000. Il semble lointain le temps où, en 1985, Gorbatchev lançait sa campagne contre l’ivrognerie, dont il déplorait l’impact sur l’économie. Depuis, les prix de la boisson nationale ont baissé, ce qui favorise d’autant le zapoï, pratique typiquement russe qui consiste à « descendre » le maximum de vodka en un temps record, jusqu’à sombrer dans l’inconscience.
On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que la population de la Russie est en baisse – « privilège » qu’elle partage avec un autre grand pays, le Japon, mais celui-ci subit surtout le contrecoup du vieillissement démographique. Selon les données du recensement d’octobre 2002, le pays comptait alors 145,2 millions d’habitants, contre 147 millions en 1989. Le chiffre est passé à 143 millions en 2005. Encore ce déficit serait-il beaucoup plus spectaculaire sans les migrations : on estime à 9 millions le nombre de personnes venues en dix ans des autres républiques de l’ex-Union soviétique. Cet afflux de populations étrangères ne va pas sans inquiéter Moscou. Nikolaï Spasski, l’un des responsables du Conseil de sécurité, évoquait en septembre dernier « une mutation identitaire et un changement des priorités politiques sur la scène internationale ».
Le déclin démographique affecte toutes les régions de la Russie, à l’exception de l’Oural, où la reprise économique attire une nouvelle main-d’uvre ouvrière, et du Nord-Caucase, mais, là, en raison d’un facteur strictement politique : l’arrivée de réfugiés fuyant les zones de conflit telles que la Tchétchénie. C’est en Sibérie et dans les parties les plus à l’est du pays que le dépeuplement prend des allures de catastrophe. La région de Magadan, au bord de la mer d’Okhotsk, a ainsi perdu la moitié de ses habitants en quinze ans.
« La Russie perd deux villages par jour et un petit district par an », déclarait récemment Vladimir Satrodoubov, vice-ministre de la Santé, cité par le quotidien français Le Monde. Et Poutine s’était lui-même ému de la question en 2001, parlant de « menace pour la survie nationale ». Ce déclin va-t-il se confirmer dans les décennies à venir ? À moins d’une amélioration rapide et substantielle des conditions de vie des Russes, ce qui ne semble pas d’actualité, on ne voit pas comment la courbe démographique pourrait s’infléchir – même si on relève une légère remontée de la natalité depuis 2000. Au rythme de décroissance actuel, la Russie ne comptera plus que 130 millions d’habitants en 2025. Elle sera largement dépassée par le Nigeria (190 millions, contre 130 en 2005) et talonnée par la République démocratique du Congo, qui passera de 60,8 millions d’habitants à 108 millions.

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