Kadhafi contre Kadhafi

Pour ou contre les réformes ? L’affrontement bat son plein à Tripoli. Sur fond de luttes d’influence entre deux des fils du « Guide ».

Publié le 14 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Secrétaire du Comité populaire général – autrement dit Premier ministre -, Chokri Ghanem avait, l’an dernier, demandé à être déchargé de ses fonctions plutôt que d’être privé des moyens d’appliquer ses réformes. Il a été entendu treize mois plus tard ! Le 5 mars, Mouammar Kadhafi l’a en effet remplacé par Baghdadi Mahmoudi, son adjoint. Mais le « Guide » a attendu pour cela que le Congrès général du peuple (CGP), le pseudo-Parlement libyen, veuille bien procéder à un remaniement du gouvernement – le premier depuis que Ghanem a offert de rendre son tablier.
Ce n’est pas le premier changement intervenu récemment dans l’entourage de Kadhafi. Ces dernières semaines ont en effet été marquées par la montée en puissance de son fils Saadi, de son cousin Sayed Kaddaf Eddam et, surtout, d’Ahmed Ibrahim, homme fort des Comités révolutionnaires et vice-président du CGP. Tout cela n’est évidemment pas sans importance dans la perspective de la succession du « Guide », pour laquelle Seif el-Islam, un autre de ses fils, était jusqu’à présent l’unique favori.
Ouvertement hostile à Ghanem, Ibrahim est parvenu à faire échouer plusieurs de ses projets de réformes en bloquant leur adoption par le CGP, qu’il s’agisse de la suppression des produits subventionnés, du dégraissage de la fonction publique, de la lutte contre la corruption, de l’abolition des privilèges économiques dont bénéficiaient les Comités révolutionnaires et les services spéciaux, ou encore des privatisations, dont les dernières devaient concerner le secteur bancaire.
En fait, Ibrahim ne voulait surtout pas que Ghanem – qui, formé aux États-Unis, n’a jamais appartenu au sérail révolutionnaire – réussisse à faire revivre la classe moyenne libyenne, éliminée dès les années 1970, et à autonomiser le pouvoir exécutif par rapport au CGP : que serait-il alors resté du « pouvoir populaire » cher aux créateurs de la Jamahiriya ? D’autant que Ghanem, largement boycotté par les médias libyens, tous contrôlés par les Comités révolutionnaires, les a habilement contournés en utilisant Internet pour dialoguer avec les citoyens de toute une série de sujets tabous.
Ibrahim (50 ans) est le fondateur desdits Comités, de sinistre renommée chez les étudiants contestataires. Une anecdote permet de situer le personnage : à l’époque où il était ministre de l’Éducation, il organisa à l’université un autodafé de manuels de français et d’anglais. Bref, il se considère comme le successeur « naturel » de Kadhafi, raison pour laquelle il n’est pas franchement en odeur de sainteté chez les partisans de Seif. Mais il dispose d’un atout important : il est issu de la même tribu que Kadhafi, dont les membres monopolisent les postes clés du régime. « Si tes enfants sont tes fils biologiques, je suis ton fils idéologique », l’a-t-on entendu dire au « Guide ». Ce dernier sait qu’il est l’un des rares hommes sur lesquels il puisse aveuglément compter.
S’il a indiscutablement contribué au départ de Ghanem, Ibrahim n’est toutefois pas parvenu à l’évincer complètement. Spécialiste des questions pétrolières, l’ex-Premier ministre a en effet été nommé à la tête de la National Oil Company (NOC), qui fournit 95 % des devises du pays. Logique, puisqu’il a été, depuis deux ans, à l’initiative de l’ouverture du secteur des hydrocarbures aux compagnies étrangères, américaines notamment. En juin 2003, Kadhafi avait d’ailleurs réussi un excellent coup de marketing en le nommant à la tête du gouvernement, sachant que, quelques mois plus tard, il allait devoir accepter de démanteler son programme secret d’armes de destruction massive en échange de la normalisation de ses relations avec les États-Unis et les autres grands pays occidentaux. Or Ghanem, libéral partisan de l’économie de marché, était bien vu dans les milieux d’affaires étrangers…
Qu’en est-il de son successeur ? Baghdadi Mahmoudi (55 ans) est, dit-on à Tripoli, un « poulain » de Kadhafi, qui le préparait à cette fonction depuis une dizaine d’années. Il est né à Al-Jamil, à la frontière tuniso-libyenne, dans une grande famille de la tribu des Nouwayel. Après des études de médecine en Égypte, il a exercé quelque temps dans ce pays avant d’être nommé, en 1992, ministre de la Santé. Vice-Premier ministre à partir de 2002, il était paraît-il « l’il du Guide » auprès de Ghanem. Modéré et ouvert au dialogue, il a tout fait pour tempérer ses ardeurs réformatrices de son patron, sans s’opposer à lui frontalement. Autant dire qu’on l’imagine difficilement se battre pied à pied pour imposer des réformes
Mais tout cela n’est en fin de compte que la partie visible de l’iceberg. Car la vraie bataille pour le pouvoir a lieu dans l’entourage immédiat de Kadhafi. Et là, il est indiscutable que Saadi a marqué des points précieux qui le posent en rival potentiel de Seif, son frère, pour la succession. Après avoir quitté le monde du football, sa grande passion, le colonel Saadi Kadhafi a pris le commandement de l’unité d’élite des forces spéciales, qui est en fait chargée de la sécurité du régime. Discrètement, ses nouvelles fonctions ont été inaugurées, au mois de février, par des manuvres militaires dans l’est de la Libye, au cours desquelles ses commandos héliportés écrasèrent une incursion étrangère soutenue par des blindés. À ses côtés avait pris place le général Abou Baker Younes Jaber (66 ans), ministre de la Défense et ancien membre des « officiers libres », dont le coup d’État porta Kadhafi au pouvoir, en 1969.
Mais ces derniers mois ont également été marqués par la montée en puissance d’un autre membre de la famille : le général Sayed Kaddaf Eddam, cousin du « Guide » et ancien chef militaire de la Cyrénaïque. Aujourd’hui coordinateur général des commandements populaires et sociaux, il a pour mission de maintenir sous contrôle la cinquantaine de grandes tribus libyennes. C’est lui qui, désormais, joue les pompiers de service quand un incendie se déclare ici ou là. À Benghazi, par exemple, lors de l’affaire du sida ou lors des émeutes du mois dernier. À Syrte, début mars, c’est lui qui, contrairement à l’usage, a prononcé le discours d’ouverture de la session du CGP. Un discours d’ailleurs très politique dans lequel le « déviationnisme » a été voué aux gémonies. « Les alliés de la Révolution et du Guide sont ceux qui défendent ses valeurs et ses principes », a-t-il scandé sous les applaudissements des cinq cents congressistes. « Sayed joue de plus en plus un rôle d’arbitre dans les affaires du pays », commente un spécialiste, à Tripoli. Pour Seif, en revanche, les choses pourraient aller mieux. Depuis plusieurs années, il s’efforce de favoriser l’ouverture du régime, mais les « idéologues » réussissent le plus souvent à contrecarrer ses initiatives. Dans son discours devant le CGP, Kadhafi a plutôt apporté de l’eau au moulin de ses adversaires. À l’en croire, le « pouvoir populaire » reste la meilleure forme de gouvernement, non seulement en Libye mais dans le monde entier. Tant pis pour les réformes ! Pour les partisans du changement, le départ de Ghanem est en outre une très mauvaise nouvelle. Seif entretient certes de bons rapports avec Mahmoudi, mais on voit mal celui-ci prendre nettement parti.
Pour ne rien arranger, le CGP a repoussé l’adoption d’un projet de loi qui lui aurait permis de lancer un groupe médiatique « indépendant » – une première depuis 1969. Bien que plusieurs contrats aient déjà été signés avec des sociétés étrangères, l’avenir du projet apparaît désormais incertain. Quelques jours après le limogeage de Ghanem, Seif s’est envolé pour le Burkina, dans le cadre des activités de la fondation caritative Kadhafi, qu’il préside. Interrogé le 10 février par un journal autrichien sur le sort de la démocratie en Libye, il avait eu cette réponse désabusée : « Demandez-le au bon Dieu, lui seul le sait ! »

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