Ismaïl Haniyeh
Transformer un mouvement de résistance armée en parti de gouvernement responsable : telle est la lourde tâche qui incombe à cet enfant des camps de réfugiés devenu Premier ministre.
Le 6 septembre 2003, une division de F-16 de l’armée de l’air israélienne largue une bombe de 250 kilos sur une habitation de la bande de Gaza. Cheikh Ahmed Yassine, chef spirituel du Hamas, et Ismaïl Haniyeh, son secrétaire particulier, qui avaient quitté les lieux quelques instants auparavant, échappent à une mort certaine. Pas pour longtemps en ce qui concerne le premier, pulvérisé le 22 mars 2004 par trois roquettes tirées par un hélicoptère israélien, alors qu’il sortait d’une mosquée du quartier de Sabra, à Gaza, après la prière de l’aube, dans son fauteuil roulant, poussé par deux gardes du corps.
Le second, quant à lui, aura beaucoup plus de chance. Miraculeusement épargné par la vague d’assassinats ciblés perpétrés par Tsahal contre les activistes palestiniens, il a été choisi, le 19 février, par le mouvement islamiste palestinien, victorieux des législatives du 25 janvier, pour occuper le poste de Premier ministre, avant d’être chargé officiellement, deux jours plus tard, par Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne (AP) et leader du parti nationaliste Fatah, de former le nouveau gouvernement.
À sa prise de fonctions, prévue – sauf empêchement – cinq semaines au maximum après sa nomination, Haniyeh sera le troisième Premier ministre de l’AP après Abbas lui-même (avril-août 2003) et Ahmed Qoreï (septembre 2003-mars 2006). Il sera également le premier Palestinien « de l’intérieur », né et élevé dans un camp de réfugiés, le premier islamiste et le plus jeune dirigeant (il n’a que 43 ans) à occuper ce poste.
Juste retour des choses ? Revanche des damnés ? Ruse de l’Histoire ? Il y a un peu de tout cela dans l’ascension de cet homme que personne n’attendait vraiment, pas même dans son fief de Gaza. Tête de liste du Hamas lors des dernières législatives, Abou al-Abd – c’est son nom de guerre – est considéré comme le chef de file des pragmatiques au sein du mouvement radical palestinien. Respecté aussi bien par ses partisans, qui le préfèrent aux rigides doctrinaires Khaled Mechaal et Mahmoud Zahar, que par ses adversaires, qui louent ses qualités d’écoute, son intégrité et sa modestie, Haniyeh est aussi l’une de ses figures les plus médiatiques du Hamas, toujours disponible pour parler à la presse, alors que les autres dirigeants préfèrent généralement se cacher, de peur d’être pris pour cible par les Israéliens. Convaincu depuis longtemps de la nécessité de participer au jeu démocratique au sein des institutions politiques, Haniyeh avait déjà présenté sa candidature aux premières législatives de 1996, mais il a dû se retirer après la décision du Hamas de boycotter ces élections organisées dans le cadre des accords d’Oslo, que le mouvement islamiste rejette officiellement.
Grand, visage rond, barbe poivre et sel parfaitement taillée, costume européen – mais sans cravate -, ce professeur de langue et littérature arabes, ancien administrateur de l’Université islamique de Gaza, a le verbe haut, comme la plupart des leaders moyen-orientaux, mais ne se départ jamais de son calme et de sa pondération. Tenant de la ligne modérée, il a servi un temps de médiateur entre le Hamas et l’AP, jusqu’ici dirigée par le Fatah. Ayant aussi joué un rôle déterminant pour convaincre ses camarades de conclure une trêve avec Israël, annoncée officiellement en mars 2005 et scrupuleusement respectée depuis, il incarne, de ce fait, la nouvelle image que le Hamas voudrait donner, celle d’un mouvement politique attaché autant au dialogue qu’à la défense des intérêts de son peuple. Et qui considère la résistance face à Israël comme légitime, du moins tant qu’un État palestinien n’aura pas vu le jour à l’intérieur des frontières de 1967. « N’ayez pas peur ! » a lancé Haniyeh aux Occidentaux, qui avaient exprimé des inquiétudes quant à l’avenir du processus de paix au Proche-Orient au lendemain de la victoire de son parti aux législatives. Pour l’instant, il ne semble pas avoir rassuré beaucoup de monde en dehors des partisans du Hamas et de ses alliés, en Palestine et dans le monde musulman.
Issu d’une famille originaire d’Al-Joura, un village palestinien près d’Ashkelon, Haniyeh est né en 1963 dans le camp de réfugiés de Chati, l’un des plus pauvres et populeux de Gaza, où il vit toujours avec sa femme et ses onze enfants, dans une maison modeste de trois étages située dans une impasse, et qui contraste avec les villas somptueuses de certains leaders du Fatah. Après des études primaires dans les écoles gérées par l’UNRWA, l’organisation de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, il obtient son baccalauréat au lycée religieux Al-Azhar, à Gaza. En 1987, il décroche un diplôme de littérature arabe à l’Université islamique de la même ville. Devenu l’un des responsables du syndicat islamiste de cet établissement et l’un des premiers militants du Hamas, créé au début de la première Intifada, il sera arrêté à quatre reprises par les autorités israéliennes. La première fois, en décembre 1987, il écope de dix-huit jours de prison. En 1988, il reste en prison pendant six mois. En 1989, accusé de diriger l’aile sécuritaire du Hamas, il est condamné à trois ans de prison, sa peine la plus lourde. Enfin, en décembre 1992, il est exilé par le gouvernement d’Itzhak Rabin, avec 415 autres militants radicaux du Hamas et du Djihad islamique, à Marj al-Zouhour, un no man’s land au Sud-Liban. À son retour à Gaza, l’année suivante, il est nommé doyen de son université. Devenu membre du bureau politique du Hamas et secrétaire particulier du cheikh Ahmed Yassine, il assiste notamment aux entretiens donnés par ce dernier à la presse internationale. La confiance du guide spirituel des islamistes lui vaut le respect de ses pairs, un début de popularité au sein de la base du Hamas, puis l’accession à la direction du mouvement après l’assassinat, à un mois d’intervalle, du cheikh Ahmed Yassine et de son successeur, Abdelaziz Rantissi.
Le 25 janvier dernier, jour de la victoire du Hamas, Haniyeh déclare : « Les Européens et les Américains demandent au Hamas de choisir entre les armes et le Conseil législatif. Nous, nous choisissons les armes et le Conseil législatif, et il n’y a pas de contradiction. » C’est ce « radical modéré », dont l’intransigeance affichée va de pair avec une disposition réelle au dialogue, qui est chargé officiellement de former le nouveau gouvernement de l’AP et de soumettre la liste de son cabinet à l’approbation du président Abbas. Mais s’il a engagé des pourparlers avec les autres mouvements représentés au Conseil législatif, il n’est pas sûr qu’il parvienne à constituer un gouvernement de coalition nationale où siégeraient tous les partis représentés au Parlement, à commencer par le Fatah. On peut raisonnablement supposer que Haniyeh est capable d’honorer une grande partie des promesses électorales de son mouvement – meilleur fonctionnement du secteur public, gestion plus transparente des finances, écoute des gens, amélioration de la sécurité publique -, mais sa marge de manuvre est très étroite. L’homme, qui ne cesse de répéter que « toutes les divergences peuvent être surmontées par le dialogue et la concertation », sait qu’il doit parvenir à concilier les positions de son mouvement, qui refuse de reconnaître Israël, et celles du chef de l’AP, soutenu par la communauté internationale, qui subordonne la participation du Fatah au prochain gouvernement – et même l’acceptation de celui-ci – au respect des engagements pris par les Palestiniens dans le cadre des accords de paix signés avec Israël depuis les années 1990 et à la renonciation par le Hamas à la lutte armée. Aussi, pour espérer constituer un gouvernement de coalition nationale, Haniyeh doit-il donc d’abord convaincre les autres dirigeants de son mouvement, entre autres douloureuses concessions, de la nécessité d’amender leur charte, qui prône la destruction d’Israël, et d’intégrer leur branche armée, les Brigades Ezzeddine al-Qassem, dans les services de sécurité. En tant que dirigeant pragmatique, il ne peut pas ignorer non plus le souhait le plus cher de son peuple, exprimé aujourd’hui par tous les sondages, qui est de faire la paix avec Israël sur la base d’une solution de deux États. Sa volonté affichée d’associer le Fatah à un cabinet de coalition vise en tout cas à rassurer toutes les parties et, surtout, à donner du temps au temps. Car la mutation du Hamas d’un mouvement de résistance à un parti politique capable de gérer le pouvoir nécessite une phase de transition. Et il est convaincu d’être, lui, l’enfant des camps aguerri par des années d’Intifada, l’homme de cette transition. À condition que l’État hébreu lui en laisse le loisir, Shaul Mofaz, ministre israélien de la Défense, ayant déclaré, le 7 mars, qu’Ismaïl Haniyeh n’était pas à l’abri d’une « élimination » au cas où son mouvement « poursuivrait ses activités terroristes ».
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