Doyens de l’indépendance

Publié le 13 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Il y a tout juste cinquante ans, en mars 1956, le Maroc et la Tunisie ont été les deux premiers pays africains à secouer le joug du colonialisme français et à recouvrer leur indépendance 1.
Conquis et occupés militairement par la France, à la fin du XIXe siècle pour la Tunisie et au début du XXe pour le Maroc, ils avaient vécu depuis sous le régime dit du protectorat. Cette sujétion les privait de leur souveraineté extérieure et les mettait en outre sous l’administration directe d’un résident général français.
(En ce qui concerne le Maroc, l’Espagne avait obtenu de la France qu’elle lui concède une mainmise sur une partie du pays).

Par ce double protectorat, la France élargissait son domaine colonial et protégeait les flancs est et ouest du « joyau » de son empire, l’Algérie, conquise de haute lutte dès le milieu du XIXe siècle.
La France, mais l’Espagne et l’Italie également, qui étaient alors en excédent démographique, ont, année après année, déversé leurs « surplus » humains sur les trois pays, les transformant en colonies de peuplement.
Résultat : lorsque, il y a cinquante ans, a sonné pour le colonialisme l’heure du reflux, qui allait englober l’Algérie, l’Afrique du Nord abritait un million et demi de Français (et autres Européens).
Le régime colonial les avait amenés, avait financé leur installation et fait en sorte qu’ils détiennent tous les postes d’autorité ou de commandement dans les administrations ; il leur a permis en outre de spolier et d’accaparer les richesses des trois pays, dont les meilleures terres et l’ensemble des ressources minières.

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Exclue du circuit économique moderne, rejetée vers les parties les moins riches et les moins hospitalières de son propre pays, et quinze fois plus nombreuse, la population autochtone des trois pays du Maghreb central (Maroc, Algérie, Tunisie) se partageait les miettes. À l’exception d’une infime frange, elle bénéficiait de peu de soins, croupissait dans la misère et l’ignorance.
Ce n’était pas l’apartheid afrikaner qui sévissait en Afrique du Sud, mais, fondé sur la force, l’inégalité et le mépris, le système colonial français y ressemblait beaucoup – et les résultats étaient, en tout cas, comparables.
Ceux qui, comme moi, ont vécu la fin de cette triste période et lutté pour que le colonialisme retourne d’où il était venu sont en mesure de témoigner que, si la colonisation a pu avoir des aspects positifs, c’était soit « à l’insu de son plein gré », soit par inadvertance, soit grâce à quelques individus exceptionnels en lutte, souvent intérieure, contre ce système colonial dont ils faisaient partie
Il a donc incombé au Maroc et à la Tunisie d’ouvrir, en mars 1956, le bal des indépendances. Le Ghana s’est joint à la fête dès l’année suivante et, en 1960, une quarantaine de pays d’Afrique subsaharienne en feront de même, généralement sans guerre ni heurts violents 2.
Le Vietnam s’était, lui, libéré dès 1954 par la lutte armée, et grâce à sa retentissante victoire militaire de Dien Bien Phu. Cette même année, l’Algérie s’était engagée dans la même voie, mais sa guerre de libération sera encore plus longue et plus meurtrière. Dernières à accéder à l’indépendance, les colonies portugaises n’y parviendront que bien plus tard, au terme de combats qui donnèrent alors l’impression de s’éterniser
Mais revenons au Maroc et à la Tunisie pour voir ce qu’ils ont fait de cette indépendance, dont ils célèbrent, ces jours-ci, le cinquantenaire.
L’examen révèle des ressemblances et des différences.

1. Une exceptionnelle stabilité du pouvoir a marqué l’évolution des deux pays au cours des cinquante dernières années : trois chefs d’État en tout pour le Maroc et deux seulement pour la Tunisie ; les partis politiques, qui ont lutté pour l’indépendance sont toujours là, au centre de la politique et acteurs de premier plan.
La Tunisie a changé de régime dès 1957, passant d’une faible monarchie à une république forte. Le Maroc, lui, a vu sa monarchie, dont on a pensé au début de l’indépendance qu’elle était menacée de disparition, se renforcer, au contraire, et s’enraciner.

2. Dans chacun des deux pays, il y avait, en 1956, et il y a, encore aujourd’hui, un État qui fonctionne, au service d’une nation dotée d’une cohésion séculaire. Chacun des deux États a traversé des crises auxquelles il a assez aisément résisté : le phénomène est suffisamment rare en Afrique pour être souligné !
Plus généralement, l’indépendance a été correctement assumée dans les deux pays, dès 1956. L’économie a fait de sensibles progrès ; les équilibres sociaux ont été sauvegardés et les infrastructures héritées du protectorat ont été non seulement bien entretenues, mais très sensiblement améliorées.

3. Débarrassée depuis la bataille de Bizerte en 1961 de toute séquelle coloniale, la Tunisie a pu se consacrer à son développement économique et social ; le Maroc, en revanche, a encore deux épines, qui handicapent sérieusement le sien : les « présides » espagnols de Ceuta et Melilla au nord, et le Sahara occidental au sud : tant que ces deux problèmes ne seront pas résolus, le Maroc ne sera ni libre de ?tous ses mouvements, ni en possession de tous ses moyens.
Mais l’affaire du Sahara occidental n’affecte pas seulement le présent et l’avenir du Maroc ; elle empêche l’ensemble des cinq pays du Maghreb, dont les peuples aspirent à une unité qui leur serait bénéfique, de faire le moindre pas dans le bon sens.
Ils ont bien créé, le 17 février 1989, l’Union du Maghreb arabe (UMA), mais cette organisation tourne à vide, fait du surplace depuis dix-sept ans, ligotée par les mauvaises relations entre l’Algérie et le Maroc.

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Je crois, pour ma part, qu’on peut bouger, que l’entrée d’un Maroc et d’une Tunisie en assez bon état dans leur second demi-siècle d’État souverain les auréole du titre de doyens de l’indépendance africaine et les qualifie pour être les pionniers de l’unification du Maghreb.
Je rappelle que l’Union européenne, qui nous sert de modèle parce qu’elle rassemble en un marché unique vingt-cinq pays (bientôt trente) – dont douze ont de surcroît la même monnaie -, a commencé comme une petite « Communauté du charbon et de l’acier », rapprochant six pays seulement, dont trois très petits.
Elle s’est élargie et approfondie en plusieurs temps et sur un demi-siècle.

Le Maroc et la Tunisie ne sont, certes, pas limitrophes. Mais pourquoi ne décideraient-ils pas, néanmoins, de constituer à deux le noyau de départ d’un futur Maghreb à cinq ? Sans plus attendre une hypothétique et lointaine solution du problème du Sahara, ils entreprendraient, à deux et par étapes, de rapprocher puis d’unifier leurs économies, leurs marchés, leurs monnaies.
Et, simultanément, mettraient en place les structures d’une Union plus large capable d’accueillir, en une ou plusieurs fois, dès que ce sera possible, les trois autres pays du Maghreb : l’Algérie, la Mauritanie et la Libye.
L’UMA se constituerait ainsi autour de deux pays fondateurs et passerait ensuite au stade supérieur d’Union à cinq membres.

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J’entends l’objection : pourquoi le tandem Maroc-Tunisie et pas des pays voisins : le Maroc et la Mauritanie, ou bien la Tunisie et l’Algérie, ou bien encore la Tunisie et la Libye ?
Autre possibilité : commencer ce Maghreb par les trois pays que rien n’oppose (Tunisie, Libye, Mauritanie) et laisser aux « deux grands » que sont l’Algérie et le Maroc le temps de trouver une solution au problème du Sahara qui les sépare.
À cette objection, dont la pertinence ne m’échappe pas, je donne la réponse suivante :
ce qu’il faut, c’est sortir de l’immobilisme qui fait prendre au Maghreb un retard de plus en plus difficile à rattraper ; ce qu’on n’a pas pu faire à cinq, il convient de le commencer à deux ;
il revient aux deux doyens de l’indépendance, dont les États ont prouvé leur solidité (ils ont résisté à toutes les secousses politiques), de mettre le Maghreb en mouvement : ils sont les mieux placés et les plus indiqués pour cette mission.

1. Maroc le 2 mars, Tunisie le 20 mars.
2. Deux exceptions notables : le Cameroun et le Kenya.

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