Exil, racisme et violences : de la Roumanie au lac Kivu, l’hypnotisant premier roman d’Annie Lulu
Avec « La Mer noire dans les Grands Lacs », premier roman sensuel et poétique, la romancière née d’une mère roumaine et d’un père congolais Annie Lulu s’offre une percutante entrée en littérature.
Comment s’adresser à l’enfant que l’on porte dans son ventre ? Comment lui dire le monde qui l’attend et les mondes dont il est issu ? Fouillant la langue française, portée par une urgente nécessité, la romancière Annie Lulu a su trouver les mots de la chair qui parle à la chair. Premier roman au titre étrange, La Mer Noire dans les Grands Lacs (Julliard, 226 pages, 19 euros), est un texte qui griffe l’épiderme, sollicite sang et muscles, vibre du pubis aux tempes comme une musique aimée crachée par des baffles poussées au point de saturation.
Des écailles de poisson grises qui colonisent les joues et qu’on appelle les larmes
La Mer Noire dans les Grands Lacs, c’est l’adresse d’une jeune femme tordue par les douleurs de l’enfantement à son fils sur le point de naître – elle est persuadée que c’est un fils, peut-être parce qu’elle a été élevée en l’absence du père – sur un ponton de Bukavu, au bord du lac Kivu. « Ce lac Kivu au bord duquel nous sommes assis ensemble, sur le ponton de l’étroite maison d’où je te parle, il en arrache pas mal à tous ceux que je connais, des étincelles iridescentes et douces, des écailles de poisson grises qui colonisent les joues et qu’on appelle les larmes », écrit Annie Lulu.
Enfant métisse
Ses mots se heurtent, se bousculent, se caressent pour raconter son histoire, fictive ou pas, peu importe. Une histoire individuelle qui commence dans la violence de la révolution roumaine à la fin de l’année 1989 et se poursuit bien des années plus tard dans la violence de la répression, en RDC.
« Je m’appelle Nili Makasi, ce n’est pas un nom commun pour une Roumaine. Je suis née à Iaşi, dans la région moldave au nord-est de la Roumanie. J’ai eu une mère, ou plutôt ma mère a longtemps eu honte de moi, et je n’ai pas connu mon père, un étudiant congolais reparti après la révolution de 1990. »
J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique
L’enfant métisse affronte les remarques racistes et la brutalité aimante d’Elena, qui n’hésite pas à lui lancer : « J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. » Son histoire sera celle, classique, d’une quête d’identité qui commence par la recherche du père disparu. « Mon père était le corps vivant du futur possible de ce pays d’argile rouge aux galeries infinies dans lequel je me suis mise à creuser pour le retrouver et lui casser la gueule », écrit Annie Lulu.
Le roumain, le français, le lingala
Amitiés, rencontres, adolescence, exil étudiant à Paris, voyage en RDC, entrée dans l’âge adulte… Le voyage initiatique est classique, attendu. Ce qui l’est moins, c’est le style d’Annie Lulu, comme si se heurtaient dans ses phrases, justement, le roumain, le français, le lingala. Page après page, la violence subie innerve tout le livre, elle en est la « petite musique » tantôt grinçante tantôt percutante, qui hypnotise et fascine.
« Alors que j’avais déjà fait ma toilette en me levant le matin, puis en rentrant de l’école, le soir je passais encore à la douche après Elena, qui me frottait de toutes ses forces, le dos, les bras, le ventre plein et digérant, me savonnait frénétiquement le visage, puis me peignait en arrachant les nœuds de mes cheveux bouclés qu’elle essayait désespérément de raidir avec de l’huile alimentaire à défaut de fer à lisser. »
Se revendiquant de ses « pères de nuit » Sony Labou Tansi et Tchicaya U Tam’si, Annie Lulu creuse, mot après mot, cette violence à fleur de peau, s’y enfonce pour dire non seulement le racisme, mais bien au-delà, l’oppression qui s’exerce sur les corps – à Bucarest, à Paris, à Goma. Alors oui, peut-être Nili Makasi trouve-t-elle au Congo ce qu’elle cherchait, l’homme que fut son père et l’amour qu’il lui porta, malgré la distance et le silence. Peut-être même trouve-t-elle un sens à sa vie en ouvrant son ventre à la maternité, en un déraisonnable sursaut d’espoir et de foi en l’âme humaine.
Cocotte-Minute explosive
Mais dans ce pays qui demeure « la dépouille de Lumumba », « cadavre merveilleux aux mille poussières d’outre-tombe » sur lequel s’acharnent des « prédateurs psychopathes », dans ce pays dont elle est issue, c’est surtout l’ennemi politique qu’elle découvre à travers l’engagement de Kimia, le père de l’enfant qu’elle porte.
« Mon fils, écoute-moi : où que tu ailles sur terre, dis-toi bien une chose, ce sont toujours ceux qui gouvernent par la violence à qui manque la beauté, souffle-t-elle à son ventre. […] Ceux qui obligent les autres, les écrasent. Où que tu poses ton regard en ce monde, des brutes incapables d’empathie, de respect pour la vie, essaient toujours d’arracher le pouvoir en se tricotant une autre histoire que la leur, glorieuse, héroïque, pour supporter qui ils sont. Des renégats, la lie des hommes. Partout les gens souffrent de cette folie prédatrice, destructrice, d’une poignée de fous furieux assassins. »
Loin du « monde pourri » de l’Europe, Nili Makasi affronte l’arbitraire, la torture et la mort, et ne doit sa survie qu’à son passeport, son argent, peut-être sa couleur de peau plus claire. Mais la vie, n’est-ce pas ce « non » lancé à la face du néant, seconde après seconde, cette lutte dont on sait ne jamais sortir vainqueur mais que l’on poursuit malgré tout ? « Tu sais, je préfère te le dire tout de suite, là-bas, dans le vieux monde pourri que tes frères rejoignent en dépouilles flottantes, en cervelles coulées au péril d’un silence acéphale, tout est simple et accessible, mais ici, dans la Cocotte-Minute explosive des frayeurs mijotées au détour de la tombée de dix-huit heures, au plus dangereux de notre promenade, tout est possible. » Dans le ventre d’une mère, il y a toujours l’espoir.
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