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Plebiscitée par le public turc, la superproduction Irak-La Vallée des loups réunit tous les ingrédients de la propagande la plus outrancière. Et révèle au grand jour l’étendue des dégâts causés par la politique de George W. Bush dans la région.

Publié le 13 mars 2006 Lecture : 8 minutes.

« Je vous en prie, n’allez pas croire que ce film est représentatif du cinéma turc ! » lance Göksin à la sortie de la séance, boulevard de Bonne-Nouvelle. Cet étudiant stambouliote installé depuis peu à Paris réagit comme nombre d’intellectuels de son pays, qui préfèrent relativiser l’impact d’un navet dont ils ont plutôt honte. Il n’empêche : l’immense succès d’Irak-La Vallée des loups en Turquie (ainsi qu’en Allemagne, où vit une importante communauté turque), n’en reflète pas moins une réalité politique. Dans ce pays allié de Washington et membre de l’Otan, l’antiaméricanisme a atteint son paroxysme. La population l’exprime avec d’autant moins de complexe qu’elle se sent soutenue par l’armée, l’institution qu’elle respecte (et/ou craint) le plus.
Depuis plusieurs mois, en effet, l’état-major surfe sur un nationalisme fortement enraciné et conjoncturellement à la hausse. Peu lui importe de qui émane ce repli identitaire (frange réactionnaire de la gauche laïque, extrême droite, couches populaires pieuses, islamistes), puisqu’il sert doublement ses intérêts. D’abord, en diluant les effets d’un processus d’adhésion à l’Union européenne (UE) synonyme pour lui de perte d’influence. Ensuite, en lui permettant d’assouvir sa rancune à l’égard de l’administration Bush.
Car sur la politique irakienne, tout oppose Ankara et Washington. Dès le début de la crise, les Turcs ont manifesté leur hostilité à une guerre menée à leur frontière : mises en garde de l’état-major sur le risque de déstabilisation de la région, manifestations pacifistes et, surtout, en mars 2003, refus du Parlement d’autoriser les troupes américaines à utiliser le territoire national pour attaquer l’Irak.
Les propos méprisants de plusieurs hauts responsables américains et des caricatures représentant la Turquie en danseuse du ventre plus avide de dollars que fidèle à ses amis ont, des mois durant, jeté de l’huile sur le feu. L’orgueil national déjà à vif a été marqué au fer rouge le 4 juillet 2003, lorsque onze officiers infiltrés en Irak du Nord et soupçonnés de fomenter un attentat contre le gouverneur de Kirkouk ont été capturés par les Américains dans la ville de Süleymaniye, avant d’être ligotés et coiffés de sac de jute comme des terroristes d’al-Qaïda ! La tempête diplomatique est passée, pas le sentiment d’humiliation. À preuve : Irak-La Vallée des loups s’ouvre par une reconstitution de l’événement funeste, dont le héros du film est chargé, tel un Rambo au Vietnam, de « corriger » le dénouement.
Déjà, en 2005, dans le best-seller Metal Firtina (« Tempête de métal »), les États-Unis utilisaient l’arme nucléaire pour attaquer la Turquie, ce qui n’empêchait pas cette dernière de remporter la victoire finale ! Rodomontades, là encore, mais toujours révélatrices d’un état d’esprit dont la secrétaire d’État Condoleezza Rice s’est plainte auprès de son homologue turc. Elle n’aura guère été écoutée, si l’on en juge aujourd’hui par la réaction du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son épouse, qui ont beaucoup apprécié La Vallée. Bülent Arinç, président du Parlement et vieux grognard islamiste, a, lui, qualifié le long-métrage de Serdar Akar de « grand film qui restera dans l’Histoire ».
Les spectateurs, eux, raffolaient déjà de la série télé La Vallée aux loups, du même réalisateur, dans laquelle Polat Alemdar, un James Bond local agissant officieusement pour le compte de « l’État profond » (l’armée, la haute administration), venait à bout – à lui tout seul ! – de la mafia turque. Ils plébiscitent désormais le film. Et qu’importe si la victoire est virtuelle : ils voient enfin l’arrogante Amérique recevoir la raclée qu’elle mérite…
Plus sérieusement, et au-delà des clichés omniprésents dans La Vallée, qui utilise tous les ressorts des productions hollywoodiennes – mais à rebours, puisque l’Américain tient le rôle du méchant -, les dégâts causés par la politique de George W. Bush éclatent au grand jour. Ils sont sans doute bien plus graves, pour le monde, que quelques relents nationalistes sur lesquels les adversaires de l’adhésion de la Turquie à l’UE préfèrent braquer leurs projecteurs. Décryptage.

Comment l’Amérique est devenue « l’ennemi ». Dès la première scène, le ton est donné : on ne badine pas avec l’honneur d’un Turc. L’un des onze officiers qui avaient été capturés par les Américains à Süleymaniye ne peut oublier l’affront. À son retour en Turquie, il s’enferme dans son bureau. Gros plan sur sa poitrine bardée de décorations, puis sur un stylo. La lettre d’adieu qu’il adresse à son frère avant de se suicider commence par ces mots : « Le 4 juillet 2003, à Süleymaniye, les Américains, jadis nos alliés, à qui nous avions offert le thé, ont envahi notre quartier et ont pointé leurs armes sur nous. »
Un flash-back revient sur l’épisode poignant : les Turcs (en infériorité numérique, mais qui auraient pu mettre en pièces les Américains…) reçoivent l’ordre de ne pas riposter. Ils se comportent avec dignité : tout le contraire des Américains, dont le chef ne porte même pas d’uniforme. La tête couverte de sacs de jute, ils sont parqués comme du bétail dans un camion et emmenés « pour interrogatoire ». Le héros du film, l’agent secret Polat Alemdar, se rend alors en Irak du Nord pour venger leur honneur.

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Sam le méchant. Sam (comme l’Oncle du même nom) William Marshall, l’ignoble commandant des troupes américaines en Irak du Nord, caricature du Yankee vulgaire et inculte, passe son temps à mâchouiller un chewing-gum et à convoiter le piano blanc de Saddam Hussein (dont il joue bien sûr comme un pied). Le reste du temps, il met la région à feu et à sang. Ses hommes tuent des civils innocents – y compris des femmes et des enfants -, se servent d’écoliers comme boucliers humains, torturent les prisonniers… Les mosquées ne sont pas épargnées, et l’on voit des minarets voler en éclats.

« Bienvenue à Abou Ghraib ! » Plusieurs faits réels et connus du public se mêlent aux scènes de fiction pour donner à leur caractère outrancier une apparence de vérité. Outre l’incident de Süleymaniye, une incursion dans la prison d’Abou Ghraib (où l’on reconnaît la soldate Lynndie England) rappelle au spectateur l’ignominie qui s’y est déroulée. « Bienvenue en enfer ! » lance un gardien à des prisonniers forcés à se dévêtir et à former d’obscènes pyramides de corps. Autres faits réels que met à profit le scénario : le bombardement d’une noce et la fouille brutale des maisons par des soldats prêts à tout pour dénicher des « terroristes ».

Main basse sur le pétrole. Vue d’Ankara, la politique américaine en Irak du Nord consiste à modifier l’équilibre ethnique de la région pour faire main basse sur son pétrole, notamment dans les villes de Kirkouk et de Mossoul. De nombreuses scènes de déportations de populations montrent comment les Américains se servent des Kurdes pour spolier les Arabes et, surtout, les Turkmènes, « frères de sang » des Turcs.
Bien sûr, Sam W. Marshall fait mine de consulter les représentants des trois communautés, et c’est évidemment le Kurde (un « sosie » de Massoud Barzani) qui tient le rôle du collaborateur. « Les Turkmènes sont foutus, c’est le tour des Arabes », glisse l’Américain à l’oreille de son complice. Pourtant, ce dernier sera le dindon de la farce : le but de l’Américain n’est-il pas de laisser « les montagnes aux Kurdes et le désert aux Arabes » pour « garder le pétrole » ?

Complot judéo-chrétien. Sam W. Marshall, inspiré (comme un certain George W. Bush) par une vision messianique, commet ses horribles forfaits « pour protéger Notre Seigneur et la paix mondiale ». On voit maintes fois ce bigot intégriste en prière devant un crucifix. Pour faire bonne mesure, son acolyte, un médecin juif américain, qui prélève des organes sur des prisonniers pour les envoyer à Tel-Aviv, Londres et New York, lui demande de ne pas laisser ses troupes blesser ses cobayes afin de ne pas « gâcher » son travail. Autre scène aux forts relents d’antisémitisme : juste avant l’explosion d’un hôtel, le premier à quitter l’endroit est un « juif à papillotes », ce qui renvoie à la rumeur absurde selon laquelle les juifs avaient été prévenus avant les attentats du 11 Septembre contre le World Trade Center et avaient quitté les lieux à temps.
Le chrétien et le juif incarnent ici les deux faces d’un même « complot ». Nullement antisémites et même proches alliés de l’État hébreu, les Turcs reprochent au gouvernement israélien de mener, en Irak du Nord, un jeu contraire à leurs intérêts. Ils n’ont manifestement pas digéré la « déloyauté » du Mossad, qui, infiltré dans la région, entretient d’étroites relations avec les Kurdes irakiens.

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Islam soft et gloire ottomane. Seule oasis de paix dans ce monde de brutes, un cheikh turkmène soufi prône, de manière très pédagogique, un retour aux « vraies » valeurs de l’islam. Sont ainsi condamnés actes kamikazes, prises d’otages et décapitations. « À qui voulez-vous ressembler ? » lance le saint homme en désarmant – par la seule force de son regard ! – les bourreaux d’un journaliste américain.
Enfin, la tolérance qui prévalait en Irak sous l’occupation ottomane et la richesse de cette culture sont évoquées avec nostalgie, pour rappeler l’existence de droits historiques sur la région.

Éloge de l’action et de la contemplation. Conçu pour satisfaire un large public, La Vallée joue sur deux tableaux en faisant à la fois l’éloge de l’action et de la prière. L’homme d’action Polat Alemdar, avec l’aide d’un compatriote d’origine kurde (un gentil, donc) et de Leyla, héroïque femme du peuple qui se dresse contre l’occupant, viendra à bout d’une armada américaine. Il plantera dans le cur du sinistre Sam W. Marshall un poignard ottoman légué par des ancêtres locaux.
Le cheikh soufi, lui, tire plus sagement les conséquences de l’infériorité numérique et stratégique des forces turques face aux Américains : adepte de la résistance passive et de la non-violence, il conclut que « la patience est aussi le combat ».
« Un jour, les Américains, les Anglais et les Juifs quitteront l’Irak », prédit le héros de La Vallée des loups. Pendant cent vingt-cinq minutes, dans les salles obscures et le recoin de leur pensée, les Turcs auront pris leur désir pour la réalité. Mais de l’état-major aux membres du gouvernement en passant par l’homme de la rue, tous savent que, malgré des tensions conjoncturelles, les liens avec Washington et avec Israël ne sont pas près d’être rompus. Au nom d’intérêts réciproques, bien sûr. À moins que George W. Bush ne retarde la réconciliation en s’en prenant à l’Iran

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