Olmert, l’héritier

La politique mise en uvre depuis un mois par le Premier ministre intérimaire ressemble comme deux gouttes d’eau à celle d’Ariel Sharon, son prédécesseur. La légitimité « historique » en moins.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 9 minutes.

Le jeudi 5 janvier, lorsque le monde a découvert Ehoud Olmert à côté du fauteuil vide d’Ariel Sharon – qui, au même moment, luttait contre la mort à l’hôpital Hadassah-Ein Kerem de Jérusalem -, beaucoup ont douté que l’héritier légitime, bien que sexagénaire (il est né en 1945 près d’Haïfa), ait déjà la « pointure » nécessaire pour chausser les bottes du géant terrassé.
Olmert est certes devenu en quelques années le plus fidèle lieutenant du Premier ministre et, tout récemment, son successeur désigné à la tête de Kadima, la nouvelle formation chargée de porter, au centre, le projet politique du gouvernement. Son factotum, en somme, presque son double À tel point que, jusqu’à l’accident cérébral de Sharon, les deux hommes ont toujours mené leurs évolutions, retournements successifs et autres arabesques avec une synchronisation parfaite. Sur le terrorisme, les Palestiniens, le pouvoir d’Arafat, le Hamas, les partis israéliens, la nécessité de la colonisation à outrance puis celle de l’évacuation des colonies, Olmert a si bien mis ses mots dans la bouche de Sharon – à moins que ce ne fût l’inverse – qu’on ne sait parfois plus qui a été l’auteur initial de telle phrase ou de telle décision. Mais il n’en reste pas moins que le « gabarit », la personnalité et le parcours de l’un et de l’autre divergent largement.
Sharon, le guerrier, aura vécu dans le sang des coups de main et le fracas des armes. Olmert, lui, n’a jamais ferraillé que dans les coulisses du système politique et de l’économie. Outre un rapide passage dans l’artillerie, sa carrière militaire s’inscrit tout entière dans les bureaux de Bamahané, le journal des armées, où il a laissé le souvenir d’un journaliste assez peu inspiré, ne perdant cependant pas une occasion pour marteler les convictions de la droite ultranationaliste dont il est issu, à l’instar de son père, membre du Herout. Diplômé de philosophie, de psychologie et de droit, un temps avocat avant de se lancer dans la politique, il est, en 1973, le plus jeune député de la Knesset, où il s’opposera notamment à l’abandon du Sinaï par Menahem Begin. Nommé ministre des Minorités, en 1988, dans le gouvernement d’Ytzhak Shamir, puis ministre de la Santé, Olmert, sans une once de charisme, devient un apparatchik professionnel. Il préfère, dit-il, être apprécié – voire redouté ? – qu’être aimé. Réputé pour avoir « réponse à tout », il est aussi calculateur que Sharon est intuitif, aussi paperassier que l’autre ne s’embarrasse pas de formalités. Cynique et froid, on le dit néanmoins sujet à de brusques accès de colère. Ses cigares cubains et ses costumes de bonne coupe ne suffisent pas à le faire considérer par ses pairs comme un politicien de haut vol. Plutôt comme un second couteau du Likoud. Mais un couteau dont les adversaires vont bientôt s’apercevoir qu’il peut être fort tranchant !
En 1993, Olmert apporte publiquement la preuve de ce dont il est capable en délogeant de la mairie de Jérusalem le vieux socialiste Teddy Kollek, qui l’occupait depuis des lustres, après une campagne qui passe pour un modèle du genre. Les promesses de permis de construire qu’il distribue généreusement et les plaisanteries qu’il échange – en arabe – avec les marchands de la Vieille Ville, tout en caressant la tignasse des écoliers palestiniens ne brouillent pas pour autant son message : Jérusalem doit rester « pour l’éternité » la capitale unifiée du pays, placée sous le contrôle exclusif d’Israël. Quand Olmert affirme vouloir traiter « enfin à égalité » les Juifs et les Arabes, tant sur le plan économique que sur le plan social, la principale conséquence visible en est l’ouverture aux premiers des quartiers de Jérusalem-Est annexés après la guerre de 1967, que l’ancien maire avait réservés aux seconds
Les dix années du mandat d’Olmert ont également été marquées par la fermeture de la Maison de l’Orient, qui assurait une présence de l’Autorité palestinienne dans la ville trois fois sainte. Les nombreux voyages qu’il a faits aux États-Unis afin de lever des fonds pour alimenter le budget « éternellement » déficitaire de sa ville ont eu comme premier avantage de lui faire nouer des contacts – fort utiles dans ses futures responsabilités au ministère des Finances – avec les milieux d’affaires sionistes. Accessoirement, cette aide lui a permis de restaurer le réseau municipal d’égouts et d’alimentation en eau. Et de prodiguer un soutien bruyant au club de football local, le Bétar de Jérusalem, dont il organisera plus tard le rachat par un milliardaire d’origine russe, hélas ! compromis dans une affaire de blanchiment d’argent.
Pendant toute cette période, l’image d’Olmert a été celle d’un « dur » peu soucieux d’arrondir les angles, fût-ce vis-à-vis des Occidentaux avec qui il a jadis entretenu des relations contrastées. En 1996, par exemple, lors d’une visite à Bruxelles, le maire de Jérusalem s’était plaint en des termes assez vifs d’avoir été ignoré, les Belges comme les Européens n’ayant à l’évidence pas encore pris la mesure de l’envergure nationale du personnage. En 1998, c’est Tony Blair, choqué par sa politique de « judaïsation » à outrance, qui avait refusé de le rencontrer. Et le Belge Louis Michel n’a sans doute pas oublié qu’à l’époque où il était ministre des Affaires étrangères il s’était fait traiter de « salopard » par un Olmert très énervé : la justice belge n’avait-elle pas entrepris de juger Sharon pour les massacres commis par les milices libanaises à Sabra et à Chatila ?
En 1999 le « bulldozer du Neguev », à qui il avait tenté de disputer la tête du Likoud, lui fait toucher terre des deux épaules. Olmert comprend qu’il a trouvé son maître et se met dès lors à son service exclusif. Deux éléments cimentent l’union des anciens adversaires : une même inimitié à l’égard de Benyamin Netanyahou et, surtout, une prise de conscience partagée par ces anciens partisans de la colonisation à outrance, presque une commune révélation.
Il semble que l’évidence soit apparue à Olmert avant même qu’elle ne s’impose à Sharon : compte tenu de l’évolution démographique de la région, le « Grand Israël » est un piège. Les juifs y seraient immanquablement engloutis dans une population palestinienne à qui les mécanismes de la démocratie israélienne ne tarderaient pas à livrer le pouvoir, en appliquant tout simplement la règle de base : « one man, one vote ». Les Palestiniens n’auraient même plus à lutter les armes à la main contre l’occupation : il leur suffirait d’obtenir des Israéliens qu’ils respectent les règles démocratiques pour s’assurer la victoire ! À moins qu’Israël ne se résigne à officialiser un apartheid à la sud-africaine pour nier les droits de la majorité arabe.
D’où l’urgence de resserrer le périmètre de défense et « d’établir les frontières définitives de l’État de manière à garantir une majorité juive ». Dès le 1er décembre 2003, Olmert formule le dogme sur lequel va désormais s’appuyer la stratégie du retrait israélien : « Lorsque la question se pose entre choisir toute la terre sans un État juif ou un État juif sans toute la terre, nous choisissons l’État juif sans toute la terre. »
Nommé par Sharon, cette même année, vice-Premier ministre et ministre du Commerce et de l’Industrie – s’y ajoute, l’été suivant, après la démission de Netanyahou, le portefeuille des Finances -, Olmert s’implique sans réserve dans l’action du gouvernement en vue de « démanteler des colonies et construire des barrières » à l’abri desquelles les Israéliens disposeront de frontières sûres, seul moyen de faire barrage à la marée humaine qui ne cesse de monter sur le territoire de la Palestine. Il s’agit non de reconnaître au peuple palestinien quelque « droit légitime » que ce soit sur son territoire, mais de prendre acte des effets prévisibles de la réalité démographique.
Dans le même sens, c’est sans doute encore Olmert le pragmatique qui, au mois de novembre 2005, souffle à Sharon l’idée de créer une nouvelle formation politique. Kadima n’a d’autre objectif que d’aider Sharon-Olmert à se débarrasser de leurs anciens alliés extrémistes du Likoud, restés furieusement opposés, en Cisjordanie, à la poursuite du démantèlement des colonies entamé à Gaza. Dès son premier discours en tant que Premier ministre, Olmert enfonce le clou : « Nous ne pouvons continuer à contrôler des parties des territoires où vivent la plupart des Palestiniens. [] Israël conservera les zones de sécurité, les principaux blocs des colonies, les lieux importants pour le peuple juif et d’abord Jérusalem, uni sous contrôle israélien. » L’accord du « partenaire » palestinien serait bienvenu, mais pas indispensable, puisque « les Palestiniens pourraient avoir un État en Cisjordanie et à Gaza avant même que les problèmes les plus difficiles soient résolus ». Conclusion : « Nous n’avons pas besoin des Palestiniens pour nous séparer d’eux. »
Il ne dira pas autre chose, le 8 février, à la télévision israélienne, se contentant d’insister sur l’urgence de mener à son terme la construction du « mur ». En écoutant les propos de l’héritier orphelin de Sharon, un auditeur distrait aurait pu croire que c’était le Premier ministre disparu qu’il entendait. De même, les premières réactions d’Olmert après la victoire électorale du Hamas en Palestine n’ont rien eu pour surprendre : « Pas question de négocier avec une organisation qui dénie le droit d’Israël à l’existence. » Mais pas question non plus de boycotter Mahmoud Abbas « tant qu’il ne coopère pas » avec sa nouvelle majorité parlementaire !
Idem concernant le gel initial de 35 millions de dollars de droits dus par Tel-Aviv à l’Autorité palestinienne : le 5 février, Olmert a « oublié » qu’il avait juré de ne jamais financer le mouvement islamiste et a débloqué les sommes correspondant à la TVA perçue pour le compte de la Palestine. Soulevant ainsi, comme on pouvait s’y attendre, les clameurs d’une droite criant au « financement des terroristes par Israël » ! Avant la constitution du nouveau gouvernement palestinien, le pendule d’argent semble donc destiné à osciller : les versements devraient être effectués, au moins partiellement, mais « pas de manière automatique ». Soit un raidissement de principe sous bénéfice d’inventaire, au cas où le Hamas se « montrerait raisonnable » Ce qui, pour Olmert, revient à envoyer dans un même mouvement un signal d’ouverture à son adversaire islamiste et un signal de fermeté aux électeurs israéliens qui, au mois de mars, pourraient être tentés de délaisser Kadima au profit du Likoud ! Le tout sans mécontenter Condoleezza Rice, la secrétaire d’État américaine, dont Olmert est contraint d’appliquer les consignes plus docilement que son prédécesseur : en raison de sa stature « historique », celui-ci disposait en effet d’une certaine marge de manuvre vis-à-vis de Washington
Du coup, un autre « gel », fermement « recommandé » par les États-Unis, vient d’être décidé par le Premier ministre : celui de la construction de mille logements entre Jérusalem et une colonie de Cisjordanie, un projet dont la réalisation aurait empêché les Palestiniens « d’avoir un jour un État viable ». Preuve que si le résultat des élections a changé l’humeur du gouvernement israélien, son programme n’a pas varié. Pour étayer cette volonté de modération, on observe à Tel-Aviv que le mouvement islamiste a globalement respecté la trêve tacite observée depuis mars 2005 et qu’il n’a plus commis d’attentat-suicide en Israël depuis 2004. En toute occurrence, les forces de sécurité ne relâcheront pas leur pression, comme l’assassinat ciblé de deux membres des Brigades des martyrs d’al-Aqsa l’a prouvé le 7 février.
Les Israéliens n’ont pas besoin de plus pour tracer unilatéralement les frontières du futur État palestinien. Ce qu’Olmert demande au Hamas, c’est en effet de s’abstenir de commettre des actes terroristes, non de collaborer : rien, de toute manière, n’annonçait la reprise éventuelle avec les Palestiniens d’un processus de paix interrompu depuis la seconde Intifada C’est donc, dans l’immédiat, sur le front de la politique intérieure que le nouveau Premier ministre va devoir faire la démonstration de ses talents de bretteur. Les législatives anticipées du 28 mars, pour lesquelles, avant la victoire du Hamas, Kadima était donné favori dans tous les sondages, risquent de ne pas être une promenade de santé. Déjà, Netanyahou et ce qui reste du Likoud brandissent l’épouvantail d’un « Hamastan » qui serait « une succursale iranienne à quelques kilomètres des centres vitaux d’Israël ». Toute nouvelle évacuation figurant au programme de Kadima, notamment en Cisjordanie, est dénoncée comme « le prix offert au terrorisme par notre politique défaitiste ». « Arik le Terrible » aurait sans doute été capable de tranquilliser une opinion traumatisée par la vague verte du Hamas. « Ehoud le Rusé » y parviendra-t-il ?

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