Le président, la Banque et le pétrole

N’Djamena et l’institution de Bretton Woods divorcent sur la gestion des revenus pétroliers. Comment relancer un partenariat « exemplaire » ? Enquête.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 6 minutes.

L’expérience tchadienne se voulait exemplaire et devait, à l’avenir, servir de modèle à tout le continent. Grâce à une étroite collaboration souhaitée entre la Banque mondiale et N’Djamena, l’or noir allait enfin profiter aux populations. Avec des réserves estimées à 1 milliard de barils, le champ de Doba et ses 300 puits disséminés dans la région du Logone pouvaient offrir au pays la chance de sortir de la pauvreté. Le 10 octobre 2003, lorsque le président Idriss Déby Itno ouvre solennellement le robinet conduisant le brut au terminal maritime de Kribi au Cameroun, via un pipeline de 1 000 kilomètres, tous les espoirs de la nation reposent sur ces vastes étendues sablonneuses du sud du pays. Moins de trois ans après, ces promesses ont été déçues. Une fois encore, la « malédiction du pétrole » semble l’avoir emporté. Retour sur un échec prévisible, mais qui aurait pu être évité.
Au début des années 1990, le consortium international formé des américains ExxonMobil et Chevron ainsi que du malaisien Petronas est en négociation avec le jeune régime d’Idriss Déby Itno. Les gains attendus sont colossaux, mais les discussions bloquent sur le coût faramineux du projet : près de 4 milliards de dollars. Les banques commerciales refusent de prêter de l’argent, estimant le risque trop élevé dans un pays instable. Pour sauver l’affaire, les pétroliers et N’Djamena frappent à la porte de la Banque mondiale. Ils peuvent alors compter sur le soutien appuyé de Paris, qui, bien que les entreprises françaises se soient désengagées, estime ce projet vital pour l’avenir du Tchad. Tandis que les États-Unis défendent bec et ongles les intérêts du consortium et demandent des garanties. « Le Trésor américain, d’abord très réticent, a finalement soutenu le projet, mais avait des exigences sur l’utilisation des revenus pétroliers », se souvient Serge Michailof, l’ancien directeur de la Banque mondiale en Afrique centrale. Les organisations de défense des droits de l’homme sont sceptiques sur la réelle volonté du pouvoir de gérer correctement les fonds, mais la Banque mondiale décide finalement de faire le pari du développement grâce au pétrole. Elle apporte sa caution et les 400 millions de dollars qui manquaient. Dans les bureaux de Washington, on se réjouit à l’idée que les bénéfices de l’or noir puissent profiter au plus grand nombre au lieu de finir sur des comptes en Suisse. En gage de bonne foi, en janvier 1999, les autorités tchadiennes adoptent la loi 001. Selon les termes de cette législation, 10 % des recettes seront versées sur un Fonds pour les générations futures dans le but d’être dépensées une fois le gisement épuisé. Des revenus restants, 80 % seront affectés à des secteurs considérés comme prioritaires (santé, éducation et infrastructures), 15 % au budget général tandis que 5 % sont réservés à la région productrice (voir encadré p. 46). Selon un accord approuvé par l’ensemble des parties, les pétrodollars transitent sur des comptes séquestres à la Citibank de Londres avant d’être transférés à N’Djamena. Sur un total espéré de 2,5 milliards de dollars sur vingt-cinq ans, les revenus pétroliers perçus par le Tchad sont estimés à 399 millions en décembre 2005. Mais à ce jour, seuls 307 millions ont été véritablement transférés et sont en passe d’être dépensés. Quelques chantiers dans le Logone, 200 kilomètres de bitume, la construction annoncée ou entamée de trois hôpitaux et d’une centaine d’écoles : le bilan n’est pas à la hauteur des espérances. « Il faut savoir d’où l’on vient et accepter le facteur temps », rappelle le directeur des opérations au Tchad de la Banque mondiale, Ali Khadr. Il n’empêche, les lenteurs sont manifestes.
Du côté tchadien, on s’impatiente. « Cette répartition des revenus ne nous a pas permis de lutter efficacement contre la pauvreté. Il fallait donc réviser la loi pour notamment renforcer les capacités budgétaires et améliorer la situation financière du pays », estime Tidjani Thiam, conseiller pétrole du président Déby Itno. De fait, le 29 décembre dernier, l’Assemblée nationale supprime le Fonds pour les générations futures, ajoute la sécurité aux secteurs prioritaires et augmente de 15 % à 30 % la part réservée au Trésor public. Ce vote a mis le feu aux poudres. La Banque mondiale a, depuis, suspendu l’ensemble de ses programmes avec le Tchad, soit 124 millions de dollars. Plus radical encore, 24 millions de dollars ont été bloqués à Londres. Pour un État dont près de la moitié des ressources budgétaires provient du pétrole, le coup est rude. « Nous avions un accord, et cet accord a été rompu », explique le président de la Banque mondiale, Paul Wolfowitz, adepte de la manière forte, qui a placé son mandat sous le signe de la lutte contre la corruption. « En cas de défaillance de l’une des parties, une clause prévoit un gel automatique des comptes », tient à préciser l’institution, qui n’a pas pour habitude de s’aventurer à l’aveuglette sur le terrain juridique.
Pour autant, le dialogue n’est pas rompu. La Banque mondiale joue en partie sa crédibilité sur ce montage qui avait vocation à être répliqué, et, même si Idriss Déby Itno a crié haut et fort que « le Tchad est jaloux de sa souveraineté », N’Djamena ne peut se passer d’un appui international. Le 24 janvier, le représentant des pays africains francophones auprès de la Banque, Paulo Gomez, est reçu par le président tchadien. « L’avenir semble s’éclaircir, confie un diplomate. Nous ressentons un frémissement à la Citibank, qui semble pressée de dénouer ce contentieux. » Par ailleurs, la France, en pointe si l’on en juge par la médiation du président Jacques Chirac (voir J.A.I. n° 2351), « défend ce dossier pour trouver une porte de sortie et rapprocher les points de vue, car l’isolement du Tchad serait une très mauvaise chose ». Une autre source du Quai d’Orsay reconnaît « faire son travail d’influence tout en regrettant la brutalité dont a fait preuve Wolfowitz ». Paris fait d’ailleurs valoir qu’aucun autre bailleur de fonds n’a pour l’instant suspendu ses aides. Et c’est également dans la capitale française que s’effectue, le 30 janvier, la relance des pourparlers en présence du ministre tchadien des Finances Abbas Mahamat Tolli, de celui du Pétrole Mahamat Nasser Hassane, ainsi que de Robin Cleveland, la plus proche conseillère du président de la Banque mondiale. Faute d’accord dans l’immédiat, les discussions doivent se poursuivre. Les principaux points portent sur un déblocage partiel des 24 millions de dollars retenus à la Citibank et l’ouverture de renégociations sur la gestion des revenus pétroliers. N’Djamena reste inflexible sur sa volonté de gérer « souverainement » la manne pétrolière et estime à 240 millions de dollars ses besoins en dépenses sécuritaires sur quatre ans (2006-2010). Wolfowitz, toujours intransigeant, exige qu’une mission de la Banque mondiale puisse éplucher les comptes du pays.
La timide relance des pourparlers ne doit pas faire oublier ce qui est sans doute l’une des clés de l’affaire. Selon le contrat de concession passé avec le consortium, N’Djamena reçoit seulement 12,5 % des ventes pétrolières, la répartition des dépenses ne portant que sur ce pourcentage. Si l’on ajoute les impôts, les taxes et les dividendes, le gouvernement encaisse 50 % des profits tirés de Doba, estime au contraire Exxon. Une évaluation impossible à vérifier, mais d’ores et déjà rejetée par Thiam : « Ce genre de contrat n’existe quasiment plus aujourd’hui. Le Tchad ne perçoit que des royalties et ne peut pas suivre la commercialisation du brut une fois celui-ci arrivé à Kribi. Nous n’avons aucun moyen de contrôle. Qui plus est, la géologie a ses mystères. Si l’exploitation est prévue sur vingt-cinq ans, nous constatons déjà une baisse de production de 225 000 barils/jour à 170 000. Nous estimons par ailleurs que le brut tchadien est vendu en dessous de sa valeur. » Autant de points à renégocier selon N’Djamena, qui demande un audit sue les activités du consortium. Même si Exxon est en position de force, la partie tchadienne possède quelques atouts. Un nouveau champ, Nya, situé dans la zone de Doba, est entré en production. Un autre, Moundouli, devrait suivre dans les prochains mois. Le dossier du pétrole au Tchad vient seulement de s’ouvrir.

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