Le choc des passions

Après trois semaines de tempête, la polémique née de la publication en Europe de dessins jugés offensants dans le monde musulman donne des signes d’apaisement. Bilan d’un clash des valeurs sur fond de rapports conflictuels entre le spirituel et le tempore

Publié le 14 février 2006 Lecture : 8 minutes.

Ambassades danoises et norvégiennes brûlées à Damas et à Beyrouth, manifestations violentes en Afghanistan, en Palestine et en Somalie, émotion et colère à Téhéran, stupeur et désarroi dans les capitales européennes : l’affaire des caricatures du prophète Mohammed n’en finit plus d’embraser les esprits. Et semble échapper à tout contrôle. « Cela prend des proportions délirantes, commente, navré, un journaliste arabe vivant à Paris. On parle maintenant de choc des civilisations, d’assaut des fanatiques contre la liberté d’expression et son corollaire, la démocratie. Les intellectuels européens ont perdu leur sang-froid, ils s’imaginent en train de livrer croisade au nom des Lumières contre l’obscurantisme. Personne ne semble voir que nous sommes d’abord en présence d’une grossière manipulation. Ces dessins ont suscité une émotion réelle, car ils ont heurté la sensibilité des musulmans. Mais les réactions violentes que l’on a observées sont, pour l’essentiel, orchestrées par des régimes sur la défensive ou par des intégristes. Elles ne doivent rien au hasard et tout à la politique ! »
La géographie de la colère et des réactions musulmanes mérite que l’on s’y arrête. Les incidents les plus spectaculaires ont eu pour théâtre la Syrie et le Liban. À Damas, des milliers de manifestants, qui brandissaient des portraits du président Bachar al-Assad, ont attaqué, le 4 février, l’ambassade du Danemark, et incendié le bâtiment – vide – avant de se diriger vers l’immeuble abritant les représentations norvégienne, suédoise et chilienne, qui a subi le même sort. La passivité des forces de l’ordre a surpris et choqué. Il est pratiquement impossible qu’une manifestation d’une telle ampleur puisse se dérouler en Syrie sans le feu vert des autorités. Surtout dans un pays où l’appartenance à une organisation islamiste reste passible de la peine de mort ! Et beaucoup, dans les milieux diplomatiques, formulent l’hypothèse que le régime baasiste, en délicatesse avec la communauté internationale en raison de l’implication présumée de ses services dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, a suscité ces émeutes pour détourner l’attention de l’enquête et régler des comptes. Et rappeler, à peu de frais – car il est plus simple de s’en prendre aux intérêts des petits royaumes du Danemark et de la Norvège qu’à ceux des États-Unis, de la France ou du Royaume-Uni -, un pouvoir de nuisance intact.
À Beyrouth, une quinzaine de milliers de personnes se sont rassemblées dans le quartier chrétien d’Achrafiyeh pour répondre à l’appel d’un « Mouvement national de défense du Prophète ». Les choses ont rapidement dégénéré, et le consulat du Danemark a été pillé et brûlé par environ deux cents casseurs, qui ont réussi à forcer le cordon de sécurité. Un des incendiaires est mort, asphyxié. Les manifestants s’en sont ensuite pris aux échoppes des commerçants chrétiens et ont saccagé une église. Le lendemain, le ministre libanais de l’Intérieur, Hassan al-Sabaa, remettait sa démission. Pour la plupart des observateurs, qui analysent ces débordements comme une manuvre de déstabilisation, l’implication de Damas dans ces incidents ne fait aucun doute. La moitié des casseurs interpellés sont de nationalité syrienne. Explication : le régime baasiste a voulu, là aussi, se venger de son éviction de la scène libanaise, et rappeler qu’il pouvait, avec ses relais chiites (Hezbollah) et palestiniens dissidents (FPLP-CG) faire la pluie et le beau temps au pays du Cèdre.
Une grille de lecture politique qui s’applique également à la situation dans les Territoires occupés. Ébranlés par leur défaite aux législatives, des groupes armés proches du Fatah ont pris la tête de la contestation et sont à l’origine des débordements les plus spectaculaires : la dégradation de la façade du Centre culturel français de Naplouse et les attaques contre la soixantaine d’observateurs internationaux stationnés à Hébron, contraints d’évacuer. But de l’opération : mettre en difficulté le Hamas, devenu désormais un parti de gouvernement, modéré et assagi.
L’Iran du président Mahmoud Ahmadinejad, qui a renoué, depuis son élection en juin 2005, avec les outrances révolutionnaires de feu l’imam Khomeiny, a joint sa voix, le 6 février, avec un temps de retard, au concert des protestations musulmanes, en rappelant son ambassadeur au Danemark et en suspendant ses relations commerciales avec le petit royaume scandinave. Les ambassades danoise et autrichienne – l’Autriche préside l’Union européenne, vivement opposée à la poursuite du programme nucléaire iranien, et abrite le siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) – ont été la cible de jets de pierres et de bouteilles incendiaires. L’initiative la plus provocatrice est venue d’un quotidien iranien, Hamshari, publié par la municipalité de Téhéran (dirigée entre 2003 et 2005 par un certain Mahmoud Ahmadinejad), qui a décidé de lancer un concours international de caricatures sur l’Holocauste, et a mis au défi la presse européenne de les reproduire. Une annonce qui a provoqué une polémique inattendue au Danemark, où Flemming Rose, le rédacteur en chef « culture » du Jyllands-Posten, le tabloïd à l’origine de l’affaire des caricatures, s’est d’abord déclaré prêt à les publier, avant d’être désavoué par son directeur, Carsten Juste, et de s’excuser publiquement
En Afghanistan, où les violences ont fait au total onze morts, dont quatre manifestants abattus par la police alors qu’ils marchaient sur la base américaine de Bagram, les talibans ont mené la contestation. Un de leurs chefs militaires, le mollah Dadullah, a offert une prime de 100 kg d’or à toute personne qui assassinerait un des auteurs des caricatures offensantes. Pour faire bonne mesure, le leader fondamentaliste a aussi promis 5 kg d’or par soldat danois, norvégien ou allemand tué. Les débordements ont été, jusqu’à présent, relativement contenus au Pakistan voisin, en dépit de quelques manifestations orchestrées par la coalition des partis soutenant al-Qaïda et les talibans. Le président Pervez Musharraf, qui a jugé les dessins « gravement offensants », a cependant appelé ses concitoyens au calme en expliquant que les violences « desservaient la cause de l’islam ». Les autorités indonésiennes, confrontées elles aussi à des vagues de manifestations antieuropéennes et antiaméricaines, notamment dans la ville de Surabaya, ont également dénoncé des manuvres et provocations islamistes.
En revanche, au Maghreb et en Égypte, le calme a prévalu. Au Caire, quelques manifestations, encadrées et autorisées, se sont déroulées dans le calme. Mais l’attention était, il est vrai, monopolisée par la marche triomphante de l’équipe nationale de football en Coupe d’Afrique des nations, et par le deuil consécutif à la catastrophe maritime du ferry Al-Salam Boccacio 98. Le Maghreb a été globalement épargné par la vague de colère qui a submergé le Moyen-Orient. On y a suivi avec une relative indifférence les développements de la polémique mondiale. À Alger, une réunion organisée conjointement par Bouguerra Soltani, président du MSP (islamistes modérés), et Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du FLN, a réuni, le 6 février, moins de trois mille personnes. Au Maroc, une marche nationale, autorisée par le ministère de l’Intérieur, a eu lieu le 10 février, à Rabat, à l’appel de plusieurs organisations politiques et syndicales. Encore traumatisés par les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca et soucieux de ne pas compromettre leurs chances d’accéder au gouvernement dans la foulée des législatives de 2007, les islamistes modérés du Parti de la justice et du développement (PJD) ont choisi de faire profil bas. Et se sont contentés de tenir, le 7 février, un meeting rassemblant cinq cents personnes devant les locaux de la mission économique danoise de Casablanca. Quelques jours auparavant, le 3 février, entre 4 000 et 5 000 personnes s’étaient déjà rassemblées dans le calme, à Rabat, à l’appel d’organisations islamistes concurrentes.
Tunis n’a connu aucune manifestation d’envergure, et la presse a rendu compte avec beaucoup de retenue et de neutralité des développements de l’affaire. Faut-il voir dans l’absence de réactions massives dans la région un signe de maturité politique des sociétés maghrébines ? Oui et non, car les autorités ont tout fait pour désamorcer les protestations naissantes. Le ministère algérien des Affaires étrangères avait pris les devants, fin janvier, en dénonçant les « atteintes outrancières et inadmissibles portées à la sainte figure du Prophète de l’islam ». Des responsables et journalistes de la télévision nationale algérienne, qui avaient commis l’imprudence de reproduire les dessins à l’écran, au cours d’un bulletin d’information, ont été limogés. Au Maroc, le directeur et un journaliste du seul quotidien à avoir publié une des caricatures incriminées, An-Nahar Al Maghribi, ont été mis en examen.
Le monde arabo-musulman n’a pas été le seul à étaler ses divisions à l’occasion de cette affaire. Trop heureux de pouvoir se distancier d’Européens « irrespectueux du sentiment religieux » et de se refaire à bon compte une virginité aux yeux des musulmans, les Américains, par la voix de Sean McCormack, porte-parole du département d’État, ont jugé « très offensantes » les caricatures danoises et dit « comprendre l’indignation des croyants ». Jack Straw, le ministre britannique des Affaires étrangères, a, lui, jugé la publication de ces dessins inopportune et indélicate. Des déclarations intervenues avant le saccage des représentations diplomatiques danoises à Damas et à Beyrouth, et corrigées ensuite, puisque Washington et Londres ont marqué leur solidarité avec leur allié scandinave, mais qui ont provoqué malaise et amertume du côté de Copenhague.
S’estimant lâchés de toutes parts et confrontés à la plus grave crise de leur histoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Danois multiplient – un peu tardivement certes – gestes de bonne volonté et déclarations apaisantes. La police a multiplié ses patrouilles et empêché des rassemblements néonazis dans la capitale, afin d’éviter de nouvelles provocations. Le Premier ministre, Fogh Anders Rasmussen, a réitéré ses regrets. Mais son attitude passée a été vertement critiquée par des diplomates suédois s’exprimant sous couvert d’anonymat, qui lui reprochent notamment de n’avoir pas immédiatement pris la mesure de l’émotion suscitée par les caricatures et de n’avoir pas reçu en audience les ambassadeurs arabes lorsqu’ils en avaient fait la demande, en octobre 2005. En Suède, en Norvège et en Finlande, la presse ne s’est pas privée de critiquer le climat général de complaisance à l’égard de l’extrême droite. Enfin, Vladimir Poutine en personne vient de suggérer au Danemark de « demander pardon ». Répondant aux questions d’un journal espagnol, le président russe a condamné la publication des caricatures qui risquent, à ses yeux, de « creuser le schisme entre les religions ». C’est un règlement de comptes en bonne et due forme : le maître du Kremlin n’a jamais pardonné à Copenhague d’avoir mis son veto à l’extradition d’un haut responsable tchétchène recherché en Russie, et exilé au Danemark. La vengeance est un plat qui se mange froid

(Lire aussi les réactions de nos lecteurs p. 107 et suivantes.)

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