Le calvaire des SDF africains

Ils n’ont ni papiers en règle, ni travail, ni domicile fixe. Rencontrés dans des Restos du cur, à Paris, ils racontent leurs itinéraires chaotiques.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 7 minutes.

Ils s’appellent Jonas, Hammad, Konaté ou Mounir. Certains sont originaires du Maghreb, d’autres d’Afrique subsaharienne. Des rêves plein la tête, ils ont un jour quitté leur pays pour la France, qu’ils voyaient comme un eldorado. Mais l’aventure a tourné au cauchemar. Sans papiers, sans travail et sans domicile fixe, ils sont aujourd’hui à la dérive sur les trottoirs de la capitale. Et s’ils parviennent néanmoins à éviter le pire, c’est uniquement grâce à une poignée d’associations caritatives. Fondés en 1985 par Coluche, le défunt humoriste, les Restos du cur, par exemple, servent des repas gratuits aux indigents pendant tout l’hiver. C’est là que nous avons rencontré plusieurs « SDF » africains.
Paris, un jour glacial de décembre. Cette année, l’hiver s’annonce particulièrement rigoureux. Le mois précédent, la vague de froid qui s’est abattue sur la France a fait sept victimes en l’espace de dix jours : des sans-abri retrouvés morts frigorifiés sur la voie publique Depuis leur réouverture le 5 décembre, les Restos du cur ne désemplissent pas. À Paris, trois centres distribuent des repas chauds. Celui de la rue Haxo, dans le 20e arrondissement, est un immense entrepôt aux murs ornés de dessins d’enfants. Hammad, un Algérien de 32 ans qui habite dans ce quartier populaire, y déjeune régulièrement. Entré illégalement en France en 2000, il vit depuis dans la précarité. « Je travaille deux jours par semaine dans un marché près d’ici, raconte-t-il. J’y vends des fringues de 7 heures à 14 heures pour me faire un peu d’argent, mais c’est dur. »
Debout derrière des tables, trois bénévoles distribuent des repas chauds. Au menu : potage aux légumes, poisson pané, coquillettes et fromage. Dans la salle bondée où des pigeons viennent picorer, çà et là, entre les tables, beaucoup d’hommes de type européen. Des SDF, dans leur majorité. Il y a aussi pas mal de Maghrébins et de Subsahariens, mais peu de femmes. « C’est bien ici, poursuit Hammad. Le soir, si tu ne sais pas où manger, tu peux revenir à partir de 20 heures. » Chorba pour tous, une autre association, marocaine celle-là, prend en effet le relais.
Hammad achève son repas et s’en va. Konaté, un Malien, prend sa place. À 65 ans, il en paraît bien dix de moins. Son parcours n’a pourtant rien eu d’une partie de plaisir. Il le raconte sans fard, mais sans révolte ni apitoiement sur lui-même. Arrivé en France dans les années 1960, Konaté a d’abord étudié la sociologie dans une université de Toulouse. En 1969, son DEA en poche, il « monte » à Paris pour chercher du travail. « Je n’ai jamais rien trouvé dans mon domaine », dit-il. Alors il prend ce qui se présente : un poste de veilleur de nuit dans une imprimerie parisienne. Il le conservera pendant vingt-cinq ans. De 19 heures à 7 heures du matin, il surveille les abords de l’entreprise. « Un travail pénible », commente-t-il. À 60 ans, il prend sa retraite après seulement un quart de siècle de labeur. Ce qui ne lui donne droit qu’à une pension dérisoire. Sa situation financière est aujourd’hui tellement précaire que, pendant l’hiver, il est contraint de déjeuner aux Restos du cur. Le reste de l’année, il mange au foyer africain de son immeuble, pour un prix modique : 1,50 euro par repas.
Antenne de la rue Rambuteau, dans le 3e arrondissement, quelques jours plus tard. Des SDF transis de froid se pressent à l’entrée. Au menu : potage aux légumes, paupiette de veau, pommes de terre et crème au chocolat. La salle est plus chaleureuse que dans le 20e. Dans l’assistance, beaucoup de Maghrébins et de Subsahariens, mais aucune femme originaire du continent. Deux jeunes hommes mangent côte à côte. Jonas, 28 ans, est togolais ; Mounir, 31 ans, marocain. À Paris depuis seulement trois semaines, après deux années passées en Italie, ce dernier parle mal le français : « Je crois que je ne resterai pas ici, confie-t-il. C’est trop dur d’avoir des papiers et de trouver du travail. » Des papiers, Mounir en avait pourtant en Italie. Un travail aussi, dans un haras pour chevaux de course, près de Milan. Mais il n’envisage pas d’y retourner, son ancien patron étant « un peu raciste ». Alors il va sans doute tenter sa chance en Espagne Mounir mastique ses pommes de terre d’un air mélancolique. Il finit par se lever, se coiffe d’un bonnet de laine et s’en va, les épaules courbées.
L’histoire de Jonas (28 ans) est bien différente. Arrivé en France avec un visa touristique pour « faire des affaires », il se retrouve, quatre ans plus tard, SDF. Tout a commencé en 2001 au Togo. Ouvrier du bâtiment sans histoire, Jonas décide de se lancer dans le commerce des voitures d’occasion. Il s’envole pour la France avec 6 millions de F CFA (9 000 euros) que lui ont confiés ses futurs clients. À Paris, il rencontre un Belge à qui, naïvement, il achète pour 1,2 million de F CFA deux véhicules qui se révèlent vite bons pour la casse. Il reprend contact avec son peu scrupuleux vendeur, proteste, exige des voitures en meilleur état Ce dernier reprend ses « poubelles », puis disparaît sans rendre l’argent encaissé. Le rêve de Jonas part en fumée. Première étape de sa descente aux enfers. Son argent fond comme neige au soleil. « Je ne savais pas que la vie en France était si coûteuse », glisse-t-il, incrédule. Inévitablement, le jour arrive où il ne peut plus payer sa chambre d’hôtel.
Jonas songe à regagner le Togo, mais doit se raviser : « Comment rentrer sans les voitures commandées ? Si au moins j’avais encore l’argent » Les premiers temps, une connaissance accepte de l’héberger. Malheureusement, elle est mutée peu après à Marseille, pour son travail. Incapable de payer un loyer faute d’un emploi, en situation irrégulière puisque son visa est périmé depuis longtemps, le malheureux se retrouve à la rue. Il se tourne alors vers des organismes sociaux comme Emmaüs, l’Armée du Salut ou Halte. C’est grâce à eux qu’il parvient à échapper à la clochardisation. Pour autant, sa situation n’a rien d’une sinécure. Pour trouver un lit dans un centre d’accueil, il faut d’abord téléphoner au Samu social (l’appel est gratuit à partir d’une cabine), seul habilité à indiquer au SDF l’endroit où il pourra dormir. « Je ne sais jamais en me réveillant où je coucherai la nuit suivante. Cela dure depuis quatre ans, je n’en peux plus. »
Le cauchemar se répète quotidiennement. « Le matin, à 7 heures, on nous offre un petit déjeuner, mais dès 8 heures, il faut quitter les lieux même s’il gèle à l’extérieur. Une fois dehors, je patiente jusqu’à 9 heures pour appeler le Samu. » Il faut insister longtemps, parfois plus d’une heure, avant que celui-ci, submergé d’appels, réponde et lui indique un foyer où il y a de la place pour la nuit.
Ensuite, Jonas tue le temps à l’Agora, un centre social près du Châtelet où les SDF peuvent boire un café, lire la presse, surfer sur Internet ou jouer aux dames, aux dominos et aux échecs. À midi, il déjeune aux Restos du cur ou dans une structure du même genre, puis va se laver dans des douches municipales. Le reste de l’après-midi, il le passe à arpenter les artères de la capitale s’il fait beau, dans la salle d’accueil chauffée de l’Agora quand le temps est maussade. Il traîne ainsi jusqu’à l’heure du dîner – ou de ce qui en tient lieu – avant d’aller se coucher au foyer du jour. « Cela ne se passe pas toujours comme ça », précise Jonas, les yeux fixés vers un horizon qu’il semble le seul à voir. Lorsqu’il n’y a plus de lits disponibles dans la capitale, il faut aller au foyer de Paray-Vaucluse, en grande banlieue. Un bus spécial récupère les SDF à la gare de Lyon. Le trajet dure quarante-cinq minutes. Le lendemain, départ à 8 h 30 pour une nouvelle journée d’errance. Certains soirs, en dépit de tous ses efforts, il ne parvient pas à trouver un lit. Alors il doit se résoudre à passer la nuit à la gare de Lyon, sur un tapis disposé dans une grande salle chauffée. Ou à l’Agora, qui, l’hiver, reste ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur une simple chaise, car le lieu ne dispose pas de lits.
C’est ces jours-là que Jonas ressent le plus cruellement le besoin d’avoir un chez-soi. « Ce que je regrette le plus, c’est de ne pas pouvoir travailler. Qu’est-ce qui t’empêche d’être un bon citoyen quand tu as un boulot et un toit ? » dit-il, les yeux embués. Mais comment réussir à travailler quand on est en situation irrégulière ? Le jeune homme a tenté d’obtenir des papiers. Sans succès. Il ne lui reste plus que deux possibilités bien aléatoires : trouver une concubine titulaire d’un permis de séjour ou justifier de dix ans de présence sur le territoire français. « Difficile de trouver une concubine dans ma situation », se lamente-t-il. Et il ne se voit pas continuer à mener cette vie pendant encore six ans. « Je ne tiendrai pas », tranche-t-il. Bref, Jonas est pris entre le marteau et l’enclume. Au Togo, ses créanciers l’attendent de pied ferme. En France, il risque un contrôle policier à chaque coin de rue. Aujourd’hui, son avenir lui apparaît aussi sombre que le ventre du cétacé où échoua son homonyme biblique. « En France, les aides sociales sont nombreuses, mais il est très difficile d’y vivre quand on n’a pas de papiers. Je ne peux quand même pas passer tout mon temps à dormir, manger et traîner dans les rues. Ça n’est pas une vie ! »
La sienne prend parfois des allures de compte à rebours. Il est 13 heures en ce vendredi, et Jonas ne sait toujours pas où dormir ce soir.

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