La vérité sur les droits de l’homme

Alors que le régime ne cesse de donner des gages de bonne conduite internationale à ses nouveaux amis américains, l’étau qui enserre le pays depuis trente-six ans s’est-il relâché ? Malgré quelques ouvertures récentes, rien n’a fondamentalement changé, selon les organisations humanitaires.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 7 minutes.

La Libye a-t-elle changé ? Ceux qui s’en tiennent à la politique étrangère de la Jamahiriya répondent volontiers par l’affirmative. Le régime de Tripoli a rompu avec le terrorisme international, reconnu ses forfaits et indemnisé ses victimes. Il a sabordé son arsenal non conventionnel et « balancé » ses fournisseurs. Il a tourné le dos au panarabisme militant et s’est mis dans l’orbite américaine dont il a longtemps été l’un des plus tonitruants contempteurs. À ses nouveaux « amis » occidentaux, il distribue les marchés pétroliers et fait miroiter les multiples avantages à tirer de la libéralisation annoncée de son économie.

Mais que se passe-t-il à l’intérieur de ce pays de six millions d’âmes dirigé par le colonel Mouammar Kadhafi ? Ce dernier est-il en train de desserrer l’étau dans lequel il tenaille la Libye depuis son accession au pouvoir le 1er septembre 1969 ? Le 6 janvier dernier, six détenus politiques ont été libérés. Huit autres avaient été élargis en octobre 2005. Au début de l’année dernière, Kadhafi avait également dissous le Tribunal du peuple, une juridiction d’exception de sinistre renommée. À l’actif du régime, il faut aussi ajouter les vagues de libération dont avaient bénéficié, depuis 1988, des centaines de prisonniers d’opinion et l’autorisation accordée aux organisations internationales de défense des droits de l’homme de se rendre en Libye. Ainsi, Amnesty International (AI) en 1988 puis en 2004 et Human Rights Watch (HRW) en 2005 ont-elles pu rentrer dans le pays, rencontrer ses dirigeants, visiter ses prisons et y recueillir de nombreux témoignages.

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Les rapports de ces ONG, dont le dernier en date est celui de HRW publié le 25 janvier 2006, sont objectifs et circonstanciés. Sur quoi nous renseignent-ils, au-delà des « pas positifs » esquissés dernièrement par la Jamahiriya ? Sur les dégâts provoqués par un État qui, à l’instar de Cuba ou de la Corée du Nord, demeure hermétiquement fermé à la moindre réforme démocratique. Théoriquement, la Libye est une « démocratie directe » où le pouvoir est exercé par le peuple. Dans chaque localité, les choix sont débattus et décidés par un congrès populaire de base. À l’échelle nationale, les décisions relèvent du Congrès général du peuple. L’exécutif est assumé par les comités populaires généraux qui remplissent les fonctions attribuées, sous d’autres cieux, aux ministères.

Dans cette architecture institutionnelle, le colonel Kadhafi n’a aucun rôle politique, sauf celui du « Guide » qui conseille et inspire le peuple. La réalité est cependant tout autre. La « démocratie directe » est une grosse supercherie dans la mesure où aucune parcelle du pouvoir n’échappe au maître de Tripoli qui quadrille le pays par de terribles Comités révolutionnaires (CR). Organisation tentaculaire – dont une partie des membres opèrent sous le sceau de la clandestinité -, les CR tiennent à la fois du parti politique et des services parallèles. La loi 71 promulguée en 1972 interdit formellement la création ou l’adhésion à d’autres structures politiques. C’est au nom de cette législation baptisée « loi sur la protection de la Révolution » que des centaines de Libyens hostiles au régime ont été, depuis lors, condamnés soit à la peine capitale soit à de lourdes peines d’emprisonnement.

Le cas des quatre-vingt-six Frères musulmans traduits actuellement devant un tribunal de Tripoli illustre, d’ailleurs, l’application souvent abusive de ce texte. Membres de professions libérales et étudiants, ces hommes arrêtés en 1998 n’ont jamais, de l’aveu même des autorités, employé ni préconisé la violence. Leur chef d’inculpation ? « Soutien ou sympathie à une organisation non autorisée ». Deux d’entre eux, Abdallah Azzedine et Salem Abou Hanak, ont été condamnés à mort en février 2002 par le Tribunal du peuple. Leurs compagnons d’infortune ont écopé de peines de prison. À l’époque « contrôleur général » (titre officiel du numéro un de la confrérie) des Frères musulmans, Abdallah Azzedine (55 ans) enseignait à la faculté d’ingénierie nucléaire de l’université Al-Fateh à Tripoli, tandis que Salem Abou Hanak (49 ans) était directeur du département de chimie à la faculté des sciences de Qar Younès à Benghazi.

Au lendemain de la dissolution du Tribunal du peuple, Seif el-Islam Kadhafi, fils et dauphin putatif du leader libyen, a annoncé leur « libération imminente ». Finalement, il n’en sera rien, la Cour suprême ayant décidé en octobre 2005 qu’ils seront rejugés. Leur procès s’enlise. Attendu pour le 31 janvier, le verdict a été reporté au 18 mars prochain. Amnesty International et Human Rights Watch réclament leur libération et celle d’une cinquantaine d’autres prisonniers d’opinion déjà reconnus tels par les autorités de Tripoli.

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La Jamahiriya, pourtant signataire depuis 1976 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dénie également à ses « citoyens » le droit à la liberté d’expression. Tous les médias du pays, des quatre quotidiens – Al-Jamahiriya, Al-Chams (« Le Soleil »), Al-Fajr al-Jadid (« La Nouvelle Aube ») et Al-Zahf al-Akhdar (« La Marche verte », organe des comités) – aux chaînes de télévision en passant par la radio, sont strictement contrôlés par l’État. Même lors des délibérations publiques des congrès populaires, chacun est tenu d’éviter la moindre critique à l’égard du « guide » ou des « principes révolutionnaires ».

Nul ne transgresse impunément cette ligne rouge. Ingénieur des travaux publics, ancien gouverneur de province, Fathi al-Jahmi (64 ans) l’a appris à ses dépens. Le 19 octobre 2002, lors d’une séance d’un congrès populaire de base à Tripoli, Fathi, réputé déjà pour son courage et son franc-parler, prend la parole. Au lieu d’imiter les précédents orateurs et de tresser des couronnes à Kadhafi, il charge le « Guide » et raille son système politique. « Sans abolition des enseignements du Livre vert, sans l’instauration du pluralisme politique, le respect de la liberté d’expression et l’organisation d’élections libres, la Libye ne s’en sortira jamais ! »

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Interpellé dans la salle même par des éléments de la sécurité intérieure, l’audacieux Fathi sera détenu au secret pendant plus d’un an. Son sort reste dans le flou jusqu’à ce que le sénateur américain Josef Bayden, en visite à Tripoli le 1er mars 2004, exhorte Kadhafi à élargir son opposant. Neuf jours plus tard, Al-Jahmi sera traduit devant le Tribunal du peuple, qui le condamnera à un an avec sursis. Libéré le 12 mars, il accorde deux entretiens à la chaîne satellitaire américaine Al-Hurra où il ne ménage ni Kadhafi ni ses comités révolutionnaires. « C’est un dictateur, il [Kadhafi] ne lui reste qu’à nous obliger à en faire une idole et à s’agenouiller devant son portrait », peste-t-il.

Le 25 du même mois, le dissident déclare carrément à Al-Arabiya qu’il ne reconnaît pas la légitimité de Kadhafi ni celle de son régime. Le lendemain, Fathi, sa femme Fawzia et leur fils aîné Mohamed sont arrêtés et placés dans un lieu secret. Le dissident, qui attend encore d’être jugé pour « tentative de renversement du régime, offense au guide de la Révolution et intelligence avec une puissance étrangère », a affirmé aux enquêteurs de HRW qui ont pu lui rendre visite qu’il réitérerait, une fois libéré, ses critiques contre le maître de Tripoli.

Al-Jahmi n’est pas le seul à souffrir le martyre pour ses opinions. Abdel Razak Mansouri (54 ans) a été condamné le 19 octobre 2005 à dix-huit mois de prison ferme pour avoir « posté » quelques articles à la tonalité peu amène envers les responsables administratifs du pays sur un site Internet de l’opposition en exil. Quelques mois plus tôt, un autre cyberdissident, Daif Ghazal (32 ans), avait été enlevé puis assassiné à Benghazi.

Son cas est le dernier en date d’une longue série d’exécutions sommaires d’opposants libyens. Il reflète une réalité libyenne caractérisée par d’autres pratiques tout aussi infamantes. Le recours systématique à la torture pour arracher des aveux en est une. « Quand j’ai vu ma femme et que j’ai compris ce qu’ils pourraient lui faire, j’ai dit que je leur dirais ce qu’ils voulaient savoir », témoigne Salem Abou Hanak, dirigeant des Frères musulmans.

Encore les Libyens ne sont-ils pas les seules victimes de l’appareil répressif de Kadhafi. Au fil des pages des rapports des organisations de défense des droits de l’homme, on découvre de nombreux Subsahariens broyés par la machine. Ils n’appartiennent pas à des pays comme la Bulgarie, qui a remué ciel et terre pour extirper cinq infirmières portant sa nationalité des geôles de Kadhafi. Arrêtées en janvier 1999 avec un médecin palestinien, ces femmes ont été condamnées à mort en mai 2004. On leur reproche d’avoir inoculé le virus du sida à 426 enfants libyens. Sous la pression conjuguée des États-Unis et de l’Union européenne, les autorités libyennes ont dû faire marche arrière en annulant le verdict en décembre dernier. Leur dossier revient à la case départ, même si personne ne doute de l’issue heureuse du procès annoncé.

Les témoignages des Bulgares sont bouleversants. « J’ai nié les accusations portées contre moi jusqu’à ce qu’ils en viennent aux chocs électriques. J’ai commencé à « avouer » pour qu’ils arrêtent d’utiliser l’électricité », a déclaré Valentina Manolova Siropulo, l’une des cinq infirmières. Sa compatriote Kristiana Malinova Valcheva précise que les électrochocs étaient appliqués aux organes génitaux des prisonnières. Les tortionnaires libyens ont aussi d’autres méthodes : la falaka (coups sur la plante des pieds) et la menace de lâcher des chiens sur les prisonniers menottés et aux yeux bandés.
Dans la Libye de 2006, comme dans l’Afghanistan des talibans, des châtiments corporels tels que l’amputation des membres restent en vigueur. En 2005, la peine de mort a été appliquée huit fois : deux Nigérians, quatre Égyptiens et deux Turcs en ont fait les frais. Le régime de Kadhafi pratique encore aussi les punitions collectives. À Bani Walid, au sud de Tripoli, plusieurs maisons appartenant à des membres de la tribu Al-Jadik ont été rasées en 2002. L’accès aux services publics et à l’emploi a été interdit au même groupe. Plusieurs Jadik ont été victimes de détentions arbitraires et parfois d’exécutions extrajudiciaires. Leur crime ? Ils sont apparentés au commandant Khalil Salem al-Jadik qui, avec d’autres officiers supérieurs, a tenté de renverser Kadhafi en octobre 1993. Comment peut-on alors soutenir que cette Libye-là a sa place dans le concert des nations civilisées ?

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