Histoire secrète d’une libération

Plus de six mois après son incarcération, Idrissa Seck vient d’être élargi. Un nouveau rebondissement dans le duel qui l’oppose au président Wade.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 8 minutes.

Après six mois et dix-sept jours passés derrière les barreaux d’une cellule isolée de la prison de Rebeuss, à Dakar, Idrissa Seck, l’ex-Premier ministre du Sénégal, a regagné son domicile de la capitale, dans le quartier résidentiel de Point E, le 7 février.
Le scénario de sa libération a été orchestré de façon qu’elle se déroule dans la plus grande discrétion. Rédigée dans l’après-midi du 3 février, « l’ordonnance portant mainlevée du mandat de dépôt » délivré contre Seck pour malversations présumées dans l’affaire des « chantiers de Thiès » (les travaux de rénovation de la ville dont il est le maire, menés entre 2003 et 2005) a été transmise le jour même à la chancellerie, puis mise en forme au cours de la réunion de la commission d’instruction de la Haute Cour de justice tenue dans l’après-midi du 6 février. Toutefois, il a fallu attendre le lendemain pour que l’ordre de libérer l’ancien chef du gouvernement soit transmis au régisseur de la prison. Il est alors près de 17 heures locales. Au même instant, au Caire, l’arbitre de la demi-finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) de football opposant l’Égypte au Sénégal s’apprête à donner le coup d’envoi de la rencontre…
L’enjeu sportif n’empêche pourtant pas Idrissa Seck de ravir la vedette aux Lions de la Téranga. L’information sur sa sortie de prison ayant été ébruitée deux heures plus tôt, ses partisans se sont immédiatement massés devant le portail de la prison où il est détenu ainsi qu’aux alentours de sa maison. C’est un homme arborant un large sourire, vêtu d’un costume impeccable et affichant un léger embonpoint qu’ils découvrent. Leur champion ne prononcera que quelques mots à leur intention, deux phrases de réconfort qui reprennent la formule lancée par Napoléon à son aide de camp Junot lorsqu’il fut emprisonné au Fort Carré d’Antibes, en 1794, sur la base de dénonciations calomnieuses : « Les hommes peuvent être injustes envers moi, il me suffit d’être innocent. Ma conscience est le tribunal où j’évoque ma conduite. Cette conscience est calme quand on l’interroge. »
Avec cette libération s’achève l’épisode le plus controversé du feuilleton politico-judiciaire qui a secoué le Sénégal ces derniers mois. La remise en liberté d’Idrissa Seck blanchit totalement le maire de Thiès des accusations de malversations portées à son encontre. Même si les enquêtes pour enrichissement illicite dont il fait également l’objet se poursuivent – une procédure qu’il était impossible d’annuler sans infliger un désaveu total à la justice sénégalaise. Cette dernière attend encore les résultats de plusieurs commissions rogatoires menées dans divers pays, dont la France. À la commission d’instruction qui le soupçonne de détenir de nombreux comptes à l’étranger, Idrissa Seck rétorque, par ailleurs, qu’il n’en a qu’un en France, dont les références ont été versées à son dossier.
Impensable il y a seulement quelques semaines, l’écroulement des multiples chefs d’accusation contre l’ex-Premier ministre (atteinte à la sûreté de l’État et à la défense nationale, surfacturations dans les chantiers de Thiès, malversations dans la gestion des fonds secrets) intrigue. « L’affaire Idrissa Seck » s’est brutalement dégonflée, à la faveur de tractations dans lesquelles le politique semble avoir supplanté le judiciaire.
Tout commence en octobre 2005. Le chef de l’État, Abdoulaye Wade, demande à Me Ousmane Sèye, l’avocat de l’État sénégalais, de lui faire un point complet sur le dossier. Me Sèye lui fait remarquer que la poursuite pour atteinte à la sûreté de l’État et à la défense nationale n’a aucune chance d’aboutir. Sur les « chantiers de Thiès », l’avocat lui indique que le dossier ne contient aucun élément susceptible de fonder la culpabilité de Seck. Et ajoute que les différents témoignages recueillis par les enquêteurs, notamment celui du ministre des Finances, Abdoulaye Diop, disculpent totalement l’ex-Premier ministre.
Fort de ce constat, Wade, qui affirme à son avocat n’avoir rien de personnel contre Idrissa Seck, lui enjoint de prendre discrètement langue avec ses collègues de la défense pour trouver une issue à l’affaire. Me Sèye s’en ouvre à Me Sidiki Kaba, un des piliers du dispositif de défense de Seck, par ailleurs président de la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme (FIDH). Mais un malentendu se glisse entre les deux avocats. Sèye en parle à mots couverts à Kaba, lui suggère que son client pourrait être libéré, mais que Wade n’est pas demandeur d’une négociation. Kaba fait passer le message à son client et lui conseille, au vu de l’état du dossier, de refuser d’entamer des discussions en position de faiblesse. Seck le suit. Sentant que la piste Kaba se grippe, l’avocat de l’État suggère à Wade d’impliquer Me Nafissatou Diop Cissé. Notaire, vice-présidente de l’Association des femmes juristes du Sénégal, conseillère à la Fédération internationale des femmes de carrière juridique, cette femme de 48 ans présente un double avantage : proche de Me Sèye, elle jouit de l’estime et de l’amitié de Seck. C’est, en effet, son étude qui a constitué à la fin des années 1980 le cabinet d’audit ACG Afrique de l’ex-Premier ministre et acheté pour son compte, en 1993, la maison au Point E qu’il occupe actuellement.
Mais Nafissatou Diop Cissé pose un préalable avant de s’impliquer : il faut d’abord qu’elle s’entretienne avec Seck. L’entrevue a lieu début novembre. L’ancien Premier ministre l’accueille avec joie et se montre confiant. Elle rencontre ensuite nuitamment Wade, dans les appartements privés du palais, en compagnie de Me Sèye. Le chef de l’État lui-même ordonne à son garde des Sceaux, Cheikh Tidiane Sy, d’introduire la nouvelle médiatrice auprès du régisseur de la prison. Après quoi le ministre de la Justice, rangé parmi les « faucons », est mis à l’écart des tractations. Il en ignorera tout, de la fréquence des visites de la notaire à la maison de correction jusqu’aux motifs de celles-ci.
Me Diop Cissé se rendra plusieurs fois à Rebeuss, seule ou, parfois, accompagnée de Sèye. À maintes reprises, au cours des deux premiers mois de la médiation, les pourparlers frôlent la rupture. Mais un homme veille et arrondit les angles : Samba Alex Ndiaye, un cadre d’Air France, qui a l’oreille du chef de l’État.
Les échanges entre les deux protagonistes par facilitateurs interposés font quelquefois sourire. Comme quand Seck boude : « Je n’ai rien à dire à Wade. Après mon départ du gouvernement, il m’a promis, dans sa résidence de repos de Popenguine, qu’il ne s’en prendrait jamais à moi. Il n’a qu’à respecter sa promesse. » Et le chef de l’État de répondre : « Je suis son père, et j’ai le droit de le corriger s’il commet une faute. » Ou quand Wade dit aux médiateurs : « Je dois vous avouer qu’Idrissa me manque quelquefois terriblement. Tout comme son enfant Abdoulaye, qui porte mon prénom. » Et l’ex-« fils spirituel » de répliquer : « Moi, j’ai surtout la nostalgie des causeries du président. »
Les discussions achoppent alors sur un point : la proposition faite à Seck, une fois libéré, de s’éloigner quelques mois du Sénégal pour la tranquillité du pays. L’ancien Premier ministre y oppose un refus catégorique.
D’autres questions de nature financière auraient également été abordées et fait l’objet d’un protocole d’accord signé par les deux parties. Interrogé par J.A.I. sur ces rumeurs, Seck dément formellement : « Il n’a jamais été question d’un quelconque marchandage financier ni de texte signé par qui que ce soit. Le problème en cause est politique, et non financier ou judiciaire. »
Alors que Seck et Wade sont déjà sur le point de s’entendre, un événement vient donner un coup d’accélérateur au dénouement de l’affaire. Le 15 janvier, une délégation de membres du Congrès américain, venus prospecter le Sénégal en tant que pays bénéficiaire du Millenium Account Challenge (le « Compte du millénaire », une initiative lancée par les États-Unis qui promet le versement de subsides aux pays qui s’engagent dans la bonne gouvernance et la lutte contre le terrorisme), demande un traitement diligent et conforme au droit du dossier Seck. « Je ne crois pas en la thèse de l’atteinte à la sûreté de l’État », leur confesse Wade.
Une première date est communiquée par les médiateurs à Idrissa Seck pour sa mise en liberté : le 31 janvier 2006. Mais le détenu refuse de demander à ses avocats de déposer une demande en ce sens, ou pour un non-lieu dans le dossier des « chantiers de Thiès ». Cette piste n’en continue pas moins d’être explorée et finit par aboutir. Une ordonnance de non-lieu est prise, ensuite, sur le chef d’accusation d’atteinte à la sûreté de l’État et à la défense nationale, le 27 janvier.
Le 1er février, Wade reçoit une délégation de cadres originaires de Thiès, le fief de Seck, et leur annonce : « Je suis maintenant convaincu que, dans cette affaire sur les chantiers de Thiès il vaut mieux regarder du côté des entrepreneurs. » Avant d’ajouter qu’on n’a rien pu trouver contre l’ex-Premier ministre après les enquêtes. Il réitère ce propos en réunion du comité directeur du PDS. À l’issue de ces différentes rencontres, des fuites préparent l’opinion à la libération d’Idrissa Seck, qui intervient le 7 février.
L’événement, qui a éclipsé l’élimination du Sénégal de la CAN 2006, a de grandes répercussions politiques. Il permet à Abdoulaye Wade d’adopter une posture de consensus. Et à Idrissa Seck de rebondir.
Mais il pose surtout une question fondamentale : que va faire ce dernier ? « Le sopi [« changement », en wolof] est un temple à la construction duquel j’ai apporté des blocs de pierre et de marbre, répond-il à J.A.I. Certains sont venus y déverser des immondices. Dois-je nettoyer le temple pour le rendre à nouveau adapté à la prière ? Ou dois-je l’abandonner ? » Les avis sont partagés dans l’entourage de Seck. Si d’aucuns estiment que le PDS est un « patrimoine » qu’il ne saurait abandonner, d’autres, de plus en plus nombreux, pensent qu’il lui faut un nouveau cadre politique pour proposer aux Sénégalais une alternative crédible que l’opposition actuelle peine à représenter. Le feuilleton promet de nouveaux rebondissements.

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