Industrialisation : le salaire de la sueur
Mettre les mains dans le cambouis : c’est le credo d’une nouvelle génération d’entrepreneurs qui, d’importateurs, deviennent fabricants. Pour créer des emplois et de la richesse, ils misent sur la transformation locale.
« Si on regarde l’histoire de l’économie mondiale, aucun pays n’est devenu riche sans passer par une phase d’industrialisation, en dehors des quelques pétromonarchies du golfe Persique – et même elles font face à une crise de l’emploi », observe Hinh Dinh, économiste à la Banque mondiale. Or la croissance que connaît aujourd’hui l’Afrique, si bienvenue soit-elle, est avant tout tirée par la vente de ses matières premières, pétrolières, minérales ou agricoles. En 2010, elles ont représenté ensemble plus des deux tiers des exportations du continent. En comparaison, la contribution du secteur secondaire est dérisoire. Il rapporte chaque année un peu plus de 150 milliards de dollars (environ 110 milliards d’euros), quand l’ensemble des exportations africaines vers la Chine a atteint 2 000 milliards de dollars en 2012. Et pour cause : les industries sont rares sur le continent. L’Afrique du Sud et le Maroc construisent des véhicules, la Tunisie et l’Égypte comptent quelques grands complexes industriels plus ou moins déclinants, tout comme le Zimbabwe ou le Ghana. Alors que plusieurs millions de jeunes arriveront sur le marché du travail dans les années à venir, il devient urgent d’améliorer cette situation. Mais comment ?
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Exonérations fiscales
« Les pays riches le sont devenus parce que pendant des décennies, voire des siècles, ils ont protégé et subventionné leurs industries », rappelle l’économiste Erik Reinert. Un fait longtemps contesté par la Banque mondiale, malgré l’exemple des États-Unis et de l’Angleterre, qui, dès le XVIIIe siècle, ont protégé leur industrie naissante en multipliant barrières douanières et exonérations fiscales. Les théoriciens de l’économie de marché mondialisée ont longtemps cantonné le continent africain au rôle d’exportateur de matériaux bruts, se retranchant derrière la théorie des « avantages comparatifs » pour lui dénier le droit de s’industrialiser. Mais aujourd’hui, en Afrique, des investisseurs privés et des responsables politiques de plus en plus nombreux rejettent ce consensus des institutions de Bretton Woods pour suivre les stratégies qui ont assuré le développement économique de l’Asie.
Sur le continent, le secteur secondaire rapporte 110 milliards d’euros par an. C’est peu.
Parmi eux, Daphne Mashile-Nkosi. Elle qui fut emprisonnée sous le régime de l’apartheid est aujourd’hui à la tête du complexe minier de Kalagadi (dans la province de Northern Cape), l’un des plus importants en phase de développement en Afrique du Sud. Évalué à plus de 630 millions de dollars, le projet comprend la construction, à proximité de la mine de manganèse, d’une raffinerie et d’une fonderie, et vise à transformer localement le minerai en alliage de ferro-manganèse, un produit clé pour la métallurgie. L’exploitation devrait démarrer dans l’année, l’ensemble de la production étant déjà vendu à Metmar, négociant en métaux coté à Johannesburg.
Pour Daphne Mashile-Nkosi, la transformation locale du minerai, qui apporte de la valeur ajoutée là où sont extraites les matières premières, est centrale. « En plus de créer de l’emploi, c’est un moyen d’éduquer les gens et donc de leur offrir de nouvelles chances », explique celle que le président Jacob Zuma a qualifiée d’héroïne lors de l’inauguration du site, en novembre 2013. L’accès des populations locales à l’eau et à l’électricité est inclus dans le budget de fonctionnement de l’entreprise – ce qui lui vaut quelques exonérations fiscales. Un modèle attractif : Kalagadi Manganese vient de recevoir un appui financier de 200 millions de dollars de la Banque africaine de développement (BAD), et le fonds de pension sud-africain Public Investment Corporation (PIC) souhaite racheter une partie des 50 % détenus par ArcelorMittal dans le projet.
Aliko Dangote semble suivre la même logique. Après s’être longtemps contenté d’importer au Nigeria du sucre et du ciment, l’homme le plus riche d’Afrique a lui aussi attrapé le virus de l’industrialisation. Ses cimenteries et ses usines agro-industrielles maillent le territoire, et il s’intéresse maintenant de très près à la principale richesse du pays, le pétrole. Pour 9 milliards de dollars, il fait construire une raffinerie d’une capacité de 400 000 barils/jour, couplée à une usine qui produira quotidiennement 600 000 tonnes d’intrants chimiques.
Si le secteur privé, derrière ses têtes d’affiche, est à la pointe de cette transformation structurelle, il peut compter dans plusieurs cas sur le soutien des pouvoirs publics. C’est le cas de Mediterranean Industrial Group (MIG), l’un des fleurons de la politique industrielle menée à une époque en Tunisie : exonérations d’impôts pour les investissements, barrières tarifaires… Ce producteur de composants pour les secteurs de l’énergie et des télécoms dispose depuis 1981 d’une usine de 28 000 m2 à Sfax. Dans les locaux, les machines plient des tôles de plus de 1 centimètre d’épaisseur pour former un gigantesque pylône destiné à soutenir une turbine d’éolienne. « Sans la protection de l’État, nous n’aurions jamais pu monter une unité de production comme celle-ci et survivre face à la concurrence turque ou chinoise », estime Bassem Loukil, le PDG du groupe Loukil, maison mère de MIG.
Camions
Le constat est le même 3 000 km plus au sud, au Nigeria. « Heureusement, le gouvernement nous aide. Les droits de douane pour l’importation de véhicules étrangers sont passés de 10 % à 35 % », précise Innocent Chukwuma, PDG du constructeur automobile local Innoson Vehicle Manufacturing Company. Comme Loukil et Dangote, il a démarré en tant que négociant avant de se lancer dans la production. Sa compagnie fabrique aujourd’hui des 4×4, des bus et des camions. Et elle ne se limite pas à une chaîne de montage : « Nous fabriquons les éléments en plastique et nous utilisons des tôles réalisées au Nigeria pour certaines pièces », précise Innocent Chukwuma. Lui aussi s’est appuyé, au début, sur un partenaire étranger avant de tenter le virage technologique qui lui permettra d’augmenter sa compétitivité. « Nous importons toujours les blocs moteur depuis une usine chinoise, mais nous voulons les réaliser nous-mêmes avant la fin de cette année », affirme-t-il. « Mes voitures sont meilleur marché que les modèles étrangers, et les gens en sont très satisfaits », assure le patron nigérian.
Daphne Mashile-Nkosi, présidente exécutive de Kalagadi Manganese (Afrique du Sud)
« Nous commençons à nous rendre compte que nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs tant que notre population ne tirera aucun bénéfice de nos ressources naturelles. »
Le 4×4 haut de gamme d’Innoson est ainsi deux fois moins cher que le Toyota Prado. La marque exporte environ 10 % de sa production vers les pays voisins, comme le Bénin, le Ghana et le Mali. Innoson Vehicle Manufacturing Company peut également compter sur la volonté d’un certain nombre d’États nigérians d’imposer une part de préférence nationale (local content, en anglais) dans les appels d’offres publics. « Le gouvernement fédéral a annoncé que les constructeurs locaux seraient dorénavant considérés comme la première option pour les commandes publiques », croit savoir Innocent Chukwuma. Avec 400 000 voitures importées chaque année, le marché nigérian est assez vaste pour faire vivre un constructeur national, et les autorités ont fait du développement du secteur automobile une priorité. « Ce pôle d’activité a joué un rôle essentiel dans l’industrialisation des économies émergentes, du Brésil à la Chine en passant par l’Inde ou la Malaisie », énumère Olusegun Aganga, le ministre fédéral du Commerce.
Innocent Chukwuma, PDG d’Innoson Vehicle Manufacturing Company (Nigeria)
« Il faut former des gens aux métiers de l’automobile : des électriciens, des carrossiers, des mécaniciens, etc., pour répondre aux besoins en main-d’oeuvre de ceux qui veulent ouvrir des garages ou des ateliers. »
Lorsqu’il définit ce genre d’orientation, l’État doit jouer un rôle central. « Mais il faut retenir la leçon des échecs des années 1960 et 1970, lorsque certains gouvernements africains ont voulu développer une industrie à grande échelle dans des économies essentiellement agraires. Ces grands ensembles n’avaient aucune viabilité économique », rappelle Justin Yifu Lin, ancien économiste en chef à la Banque mondiale.
Salaires
Pour accélérer l’industrialisation, les gouvernements peuvent aussi s’appuyer sur l’arrivée d’investisseurs étrangers. L’explosion des salaires en Chine pousse de nombreux fournisseurs de toutes origines à rechercher des sites de production meilleur marché. « Il faut faire exploser les vieilles structures administratives et bureaucratiques et créer des zones franches, comme cela a été le cas en Chine », ajoute Justin Yifu Lin. Les grands groupes internationaux vont d’abord dans les pays où ils sont bien accueillis. Comme aujourd’hui en Éthiopie, pourtant à la pointe de la contestation contre les doctrines de Bretton Woods. « Le potentiel de production dans la région est énorme, a confié en janvier Karl-Johan Persson, le directeur général de l’entreprise de prêt-à-porter H&M, à un journal suédois. Nous venons de démarrer nos opérations en Éthiopie à petite échelle et nous allons voir comment évolueront les choses. »
Parmi les destinations les plus prisées par les investisseurs, l’Éthiopie et le Maroc.
Autre destination prisée : le Maroc. En s’appuyant sur le réseau local de sous-traitants et d’organismes de formation, les autorités ont ainsi convaincu le français Renault d’implanter une chaîne de montage à Tanger, à proximité du port. Rabat semble d’ailleurs avoir pris le relais de Tunis ces dernières années en matière de volontarisme industriel. « Nous sommes très envieux de ce que font les Marocains pour leurs entreprises », confirme le Tunisien Bassem Loukil, qui vient d’acheter dans le royaume une société aux activités similaires à celles de MIG. Tout en dénonçant la corruption et le favoritisme qui minent le développement industriel dans son pays, Loukil affirme qu’il prévoit aussi de construire une usine de céramique à Kasserine (ouest de la Tunisie). Mais il préfère pour l’instant s’implanter en Algérie, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire.
À l’exemple des maquiladoras mexicaines (zones industrielles construites le long de la frontière avec les États-Unis et axées sur l’exportation), les dirigeants africains préfèrent le modèle sud-coréen ou japonais, qui repose sur le transfert de technologies et de compétences. « C’est en restant concentrés sur l’éducation et la formation que nous verrons émerger des champions locaux », confirme Bassem Loukil. Surtout si dans le même temps le continent récupère une partie de la diaspora et des jeunes partis étudier à l’étranger, comme la Chine a su le faire avant lui. Kola Karim, directeur exécutif du pétrolier nigérian Shoreline Natural Resources, estime que la crise financière internationale a eu un effet positif en la matière : « Beaucoup d’ingénieurs et de banquiers qui avaient perdu leur emploi sont venus rebondir au pays. » Une véritable vague de talents a ainsi déferlé sur l’Afrique. L’industrialisation pourrait bien surfer dessus.
Bassem Loukil, PDG du groupe Loukil (Tunisie)
« À Toulouse, il y a trois technopoles autour des installations d’Airbus. C’est ce modèle que les Tunisiens avaient cherché à copier, avec l’aide des Français. Et, aujourd’hui, les Marocains se sont inspirés des technopoles de Sousse ou d’autres sites tunisiens. »
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